Parler

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"Parler, c'est marcher devant soi."

Raymond Queneau


Liz est rentrée assez tard. La discussion qu'elle avait eu avec son amie lui avait permis de ne pas être concentrée sur le regard que les adultes curieux lui portaient. Quand elle ouvrit la porte, son père ne l'engueula pas. "Seul avantage d'avoir un père laxiste", se dit-elle. Elles avaient fini par se dire aurevoir devant La Durée. Emma avait fait savoir qu'elle serait ravie de revoir Liz rapidement, pour lui raconter les potins de l'école. Mais elles savaient toutes deux que ça n'arriverait jamais. Quand Liz a répondu "non", elle n'a pas su argumenter. Elle n'arrivait pas à expliquer la cause de son malheur. Elle n'arrivait pas à l'expliquer oralement du moins. Par écrit, son aisance était celle d'un enfant dans un magasin de jouet. Alors ce soir là encore, elle a écrit. Elle a tellement écrit qu'elle sentait son imagination se décupler. Au final, c'était peut-être ça la clé pour sortir de son quotidien vide, l'imagination.

Elle en a toujours eu. Je vais vous dire, avant le drame, Liz écrivait déjà. Elle savait y faire. Elle aimait beaucoup tout type d'art enfaite. La peinture, la musique, le cinéma, la littérature..Tout ce qui lui permettait de créer des univers avec la seule force de son imagination et de ses mots précis. Ses professeurs de français l'ont toujours considérée comme prodigieuse. Seulement en français. Les maths et la science, ça la fatiguait. Voilà. Mais plus que de son intérêt pour l'art, Liz était imaginative de par ses relations. Elle avait de nombreux amies, et amis. Tous plus clichés les uns que les autres. L'amie trop sensible mais loyale, Emma; le tombeur trop arrogant que pour être supportable, l'intello marrant quand il retirait son masque timide, etc.. Et Liz s'amusait de retrouver ces mêmes personnages dans les romans qu'elle lisait. Donc oui, elle a lu par plaisir. Et si ce n'est plus le cas aujourd'hui, ça n'a rien à voir avec le drame. Elle lit par nécessité. Non pas qu'elle n'apprécie plus, mais elle doit le faire. Pouvez-vous dire que vous êtes passionné de nourriture? Non, c'est un besoin. Et bien Liz et la lecture, c'est pareil. C'est son besoin à elle.

Sauf que depuis peu, l'écriture aussi. S'exprimer. Et si elle a bien compris qu'elle ne veut pas le faire par la parole, c'est parce que les mots ne viennent pas assez vite. Pourtant demain, elle sera bien obligée. Mamie vient. Elle se couche plus tôt que d'habitude, le stylo dans la main.

"Je me réveille plus tard que prévu. Comme d'hab, je file à la salle de bain. Je suis cernée, le teint blafard. Pourquoi ai-je toujours la même mine? J'essaye de m'en sortir pourtant. De vivre. Alors pourquoi? Du maquillage changerait quelque chose? Non. Bref, mettons de l'ordre dans ces cheveux. Je dois bien au moins faire semblant. Mamie sonne. Timing parfait. Je lui ouvre, nos regards vides se croisent. C'est comme deux trous noirs qui essayent de s'aspirer mutuellement. J'adorerai savoir ce que mamie vit, ressent. Je sais que c'est pareil pour elle. Mais jamais on ne le dira. Parce que ce serait trop dur. Autant pour elle que pour moi. Je l'embrasse chaleureusement, du moins autant que je peux. On discute rapidement, nos activités du mois, la météo, les nouvelles. Puis mamie trempera ses fines lèvres dans son café, signe d'une phrase importante;

"Et si on partait en voyage? À la mer du nord? C'est dépaysant, et j'ai les moyens."

Liz y avait déjà été, petite. Mais les seuls souvenirs qu'elle en gardait étaient de ceux qu'elle étouffait avec ses livres. Elle réfléchit longtemps. Assez pour que sa grand-mère poursuive.

"Ça te ferait du bien. Voir du monde, changer d'air. Tu dois étouffer ici. Moi, à ton âge, j'y aurai bien été en vélo, à la mer."

Dans les livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant