Mourir

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« Ce qui est terrible ce n'est pas de souffrir, mais de mourir en vain. »
Jean-Paul Sartre.


L'appel retentira longtemps avant de tomber sur répondeur. Ça n'arrive jamais. Dans cet instant d'exaltation de la jeune fille, un des rare pic de motivation qu'elle a eu sur l'année, elle téléphonera sereinement à l'hôpital le plus proche du domicile de sa mamie. Une mauvaise chute, ça arrive chez les vieilles personnes. Elle expliquera alors au gentilhomme qu'elle a au bout du fil s'il était possible de savoir si sa grand-mère était là, pas habituée de ne pas avoir de réponse. L'homme acquiesça tout aussi courtoisement en disant qu'il allait vérifier, qu'elle pouvait patienter au téléphone.

Les mots placés furent d'une violence inouïe. Un coup de couteau droit dans l'abdomen. Un coup de canon. Une trahison. Un décès, un autre. Sa grand-mère avait osé, à son tour, l'abandonner. Seule. C'était le seul mot qui hantait l'esprit de Liz. Horriblement seule. C'est quand on pense qu'on touche le fond qu'on se rend compte qu'il est possible de creuser. Et là, elle creusait vite. Elle ne pleura pas. Ses yeux étaient déjà desséchés et elle avait épuisé ses réserves. Ses dernières réserves. Tout semblait sonner le glas final. Mais il fallait encore faire une dernière chose. La mer. Elle voulait y aller. Son sac était déjà prêt.

Elle embrassa le souvenir de son père, ébouriffa les cheveux de l'image encore intact de son petit frère. Et quant à moi, elle se souvenu juste. Et c'était assez. Ce 22 mars 2016, jour des attentats de Bruxelles, mon mari ainsi que mon petit et unique fils sont morts dans le métro, alors qu'un allait au travail et l'autre à l'école. Moi, partant en voyage d'affaire, suis morte à Zaventem sans pouvoir dire aurevoir à ma fille. Si elle avait su garder un souvenir précis de son père et de son frère, c'est sûrement parce qu'à l'enterrement elle avait pu leur dire adieu. Tandis que mon cercueil était resté vide. Son imagination l'avait maintenue en vie, mais aujourd'hui c'était la cause de sa chute. S'enfouir dans l'imaginaire, dans les rêves et les souvenirs n'a pas eu l'effet escompté. Sa plus grande qualité fut sa plus grande faiblesse. Quand elle pensait s'échapper de l'événement, elle était en partie encore fantôme de ce dernier, voulant se rassurer qu'elle n'était pas seule et que tout était normal. Affronter le réel n'a jamais été sa tasse de thé. Orpheline depuis ces attentats de Bruxelles, Liz, ma tendre fille, vivait encore avec les souvenirs du passé.

Elle arriva à la mer au crépuscule. Laissant ses affaires dans le sable tiède, ayant gardé la chaleur des rayons de la journée, elle courut vers cette étendue d'eau qui semblait lui tendre la main, lui offrir une liberté nouvelle. Elle se remémora de nombreuses choses, certaines qui la firent sourire, d'autres qui la firent sombrer. La vie n'était pas clémente, la mort ne peut que l'être plus.

"Papa, maman, frérot. Je suppose que je dois vous refaire un adieu. Le premier était déjà assez dur. Je suis un peu morte avec vous ce jour là. Mais pas entièrement. C'est de là que vient ma souffrance, hm? Je pensais étouffer mes pensées, mes souvenirs, alors qu'en réalité c'était eux qui me tordaient le cou. Je suppose qu'il est trop tard pour le comprendre. J'ai cherché à m'en sortir. Mais je me voilais la face. Je n'avançais pas. Je ne suis pas une de ces heroines de livre que je vante tant. Même si j'ai cherché à l'être! J'ai écrit pour ça, vous savez. J'ai voulu comprendre ce que ma souffrance pouvait m'apporter à moi, aux autres. Peut-être que j'aiderai certains à étouffer leurs pensées. Je l'espère. Mamie avait hâte qu'on soit ici. Pour souffler disait-elle. Mais je suis à bout de souffle. J'ai assez fait. Je n'étais juste pas prête. Peut-être que je vais vous revoir. Ce qui est sûr, c'est que je m'autorise. Je m'autorise à ne plus souffrir. Je m'autorise à reprendre le contrôle. Je m'autorise à respirer."

Avançant dans la mer froide, Liz ira se noyer dans un torrent de larmes, de mots, d'idées, de livres, de souvenirs. Elle étouffe pour une dernière fois une détresse bruyante, non pas dans des livres, mais dans la mer.

Épilogue

2021. Les écrits d'une jeune adolescente intitulés "Étouffée par les livres" ont connu un franc succès sur Internet. Certains ont affirmé leur soutien indiscernable, sans savoir que le 23 mars 2017, une jeune adolescente de 15 ans était morte noyée dans la mer du nord. Emma, Matteo, eux, le savent. Ils savent que leur amie va mieux. Ils savent qu'elle a réussi à faire pour les autres ce qu'elle n'a pas réussi pour elle même. Réussir à vivre.

FIN.

Dans les livresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant