Chapitre 1

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Dans un mois, c'est mon anniversaire. Ma femme ne sera pas là, comme chaque année depuis plus de dix ans. Mes enfants non plus. Ils sont loin. Parfois, je les envie : ils ont su très tôt qu'ils devaient s'éloigner de leur abruti de paternel pour pouvoir vivre leur vie. J'aurais dû faire la même à leur âge. Mais j'imagine que l'époque n'était décidément pas la même et qu'il en va de même pour nos actions. Entre le service militaire, le travail, la guerre, le mariage, les enfants, il n'y a pas eu un moment pour se poser et réfléchir. Agir, encore moins. Les choses ont découlé d'elles-mêmes.

La dernière fois que je les ai eus sur Skype, mes petits-enfants ont fait leur pire grimace sur l'écran de l'ordinateur à l'idée de devoir m'envoyer un message pour fêter ma nouvelle dizaine, toute fraîche.

Et qu'on se le dise, il n'y a vraiment que cette dizaine qui soit fraîche.

Dans trente jours, je fêterai mes quatre-vingts ans. Je suis un vieux croulant qui bougonne après les mouches. Et après mon imbécile de chien. Mais lui au moins, il a beau être sourd, il n'a pas de problème pour courir dans la rue. Je traîne la patte, depuis quelque temps.

J'ai les glandes, comme dirait ma petite Nadège. Et Dieu sait que ma fille est sage, mais je pense qu'elle se serait lâchée. Son frère aurait eu d'autres mots. Mais il s'agit de son frère, justement. Le moins j'en parle, le mieux je me porte. Je pense que c'est pareil de leur côté. Il y a des choses qu'il vaut mieux oublier.

J'ai les glandes parce que les nouveaux voisins font un bordel pas possible en aménageant leur appartement. Qu'est-ce que c'est que ces fichus meubles, ils vivent entourés de coffres-forts ou quoi ?

Je crois qu'ils sont deux. Un couple, peut-être. En tout cas, ça ne gueule pas, je suppose qu'on a enfin droit à un gars qui sait tenir sa femme. Je n'entends pas d'enfants non plus. Mais s'ils pouvaient arrêter de faire bouger les meubles comme des crétins contre les murs, ce serait super.

J'ai les glandes, aussi, parce que mon chien n'arrête présentement pas d'aboyer, face au mur commun avec l'appartement mitoyen. J'en ai marre aussi, parce qu'il fait beaucoup trop chaud pour un mois de Septembre. Sérieusement, qui a dit que la canicule devait dépasser août ? Octobre va se pointer sous peu, et le soleil n'a jamais été aussi virulent. J'ai chaud. Les stores sont déroulés à longueur de journée pour garder la fraîcheur autant que possible. Et vous savez quoi ? Ça ne marche pas. Vos grand-mères vous mentaient quand elles disaient de faire ça : la chaleur se glisse sournoisement à travers les persiennes et les stores que vous pouvez serrer de toutes vos forces.

Je le sais : ma femme mentait aussi comme ça, de son vivant. Elle disait « Oh, mon Fabrizio, ferme la fenêtre, la chaleur va rentrer ! » Mais c'était déjà là, on suffoquait déjà, et on crevait à petit feu jusqu'à tard dans la nuit. Moi, j'aimais bien laisser ouvert, jusqu'à la dernière brise du matin. Mais ma jolie Colette, elle, ne l'entendait jamais de cette oreille-là. Elle n'était pas non plus de ces femmes qui se laissent intimider par leur mari. Lui hurler que j'allais me balader à poil si elle n'ouvrait pas immédiatement les volets ? Ça ne l'a jamais arrêtée.

Elle était forte, ma Colette. Elle était douce. Elle avait ce rire qui me faisait vibrer, même quand j'étais énervé à cause du travail ou des enfants. Ou quand la télévision ne marchait plus et qu'il fallait monter sur le toit pour redresser l'antenne. C'était chiant. J'en avais marre de passer à travers le toit. Et j'avais la flemme de le réparer. Ça coûtait cher, les briques. Mais ma petite Colette, elle m'attendait toujours au bas de l'échelle. Elle croyait qu'en la tenant, ça m'aidait. C'était faux, ça ne tenait pas mieux du tout. Mais elle était mignonne, dans ses jolies jupes colorées, avec son petit brushing encore frais de son rendez-vous chez le coiffeur. Le rouge. Elle adorait le rouge et le portait dans toutes ses nuances. Et moi, je lui mentais, en lui disant qu'il fallait qu'elle tienne l'échelle. Et elle souriait. Je voulais seulement qu'elle reste là pour l'éternité et que son sourire ne fane jamais.

Les hommes d'à côté [édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant