Chapitre 3

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Ma vieille canne est aussi ma meilleure amie. Dans la rue, elle toque sur les pavés. Je laisse toujours Joel à l'appartement quand je vais faire mes courses, parce qu'il est hors de question de l'attacher dehors le temps que je fasse mes emplettes.

Une chose que je ne comprendrais jamais : pourquoi les gens font-ils leurs courses le samedi à midi ? L'avantage d'être vieux, c'est que moi je peux le faire, je ne bosse pas. Et je peux traîner toute la matinée avant de sortir. Enfin ça, c'est surtout parce que je ne peux pas aller plus vite que la musique et ma lenteur commence vraiment à avoisiner celle d'un escargot ou de n'importe quel truc gluant et rampant.

Bref, y'a trop de monde. C'est une petite supérette de quartier, il y a le nécessaire pour le quotidien et pas plus. C'est tout ce dont j'ai besoin, personnellement. De toute façon, je ne peux pas aller ailleurs, entre mes vieilles guiboles et mon retrait de permis. Ma voiture est quelque part à la casse depuis mon dernier accident, il y a deux ans. Depuis, j'ai dû changer toutes mes habitudes. Prendre les transports en commun est une plaie : j'ai essayé au début. Une plaie, vous dis-je. Entre ceux qui vous méprisent parce que vous êtes le vieux de service et ceux qui montrent ouvertement leur pitié et vous prennent pour un débile assisté, je ne sais pas combien de fois j'ai ravalé mes répliques. Grogne, Fabrizio, me disais-je, parce que c'était mieux que les insulter.

Je déteste les rayonnages des supermarchés, peu importe leur taille. Les gens sont toujours pressés, ils vous bousculent, râlent à votre place quand ils vous envoient dans le décor. J'ai l'équilibre d'un culbuto cassé, qu'on se le dise, et les allées sont parfois trop étroites quand on est dix à vouloir la même chose au même moment. Certains courent même.

Les œufs, les œufs... bordel, qui a tout piqué ? Qu'ils aillent dans un hypermarché s'ils doivent remplir tout le frigo ! Bon, pas d'œuf pour moi. Ça me saoule. J'en toucherait deux mots en caisse.

Les pommes... j'hésite. Mais même avec mon dentier flambant neuf, j'ai un peu peur de rencontrer un soucis. J'opte donc pour des jus tout prêts. J'ai encore une bouteille de grenadine à l'appartement. C'est sucré. De temps en temps, j'aime bien, ça me rappelle l'été quand les enfants étaient petits et qu'on faisait des diabolos pour tout le monde, avec plein de glaçons qui fondaient en quelques minutes. Ca rendait Flavio triste et Nadège se moquait toujours de son petit frère pendant que j'essayais de leur faire garder leurs chapeaux. Ça, c'était la partie compliquée.

Les légumes font un peu la gueule à force d'être tripotés dans les bacs, mais j'arrive à en dénicher quelques-uns qui ont l'air bouffables. Adieu ma salade de tomates, bande d'enculés.

J'ai la moitié de ma liste dans mon panier et des trucs que je n'avais pas notés. Ça fera l'affaire jusqu'à lundi, allez.

La queue est monstrueuse à la caisse, ils ont tous la dalle je crois. J'évite celle pour les vieux et les handicapés : je ne suis pas grabataire ! Même si mes jambes ressemblent à de la gelée, je peux attendre. J'ai ma canne, elle va servir à quelque chose. Je me glisse en queue de peloton et l'attente commence. Les gens trépignent, pour certains. D'autres râlent ouvertement. Il y en a deux-trois qui parviennent à rester stoïques tandis que ça avance lentement. Il n'y a que deux caisses d'ouvertes. On parie combien qu'une vieille a amené tous ses coupons de réduction pour ses courses de la semaine ? Ça devrait être interdit, ce genre de trucs. Y'a des gens qui veulent avancer, merde. C'est bien un truc que je refuse de faire, ça. Il parait que ce sont majoritairement les personnes de plus de quatre-vingt-cinq ans qui utilisent ces coupons, alors j'ai encore de la marge avant de faire vraiment chier les gens. Et puis le caissier, ce pauvre garçon ! Les gens pensent qu'ils n'ont que ça à faire ! Mais moi je sais ce que c'est, d'agiter les bras toute la journée face à des débiles. C'est un de ces boulots dans lesquels la reconnaissance est inexistante.

Les hommes d'à côté [édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant