Chapitre 6

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— Je m'en fous.

— Monsieur Moretti, ne faites pas l'enfant.

— J'ai dit : non ! J'veux pas !

Ulysse soupire et croise les bras. Son pull est inutilement posé sur ses épaules, les manches vides ballotent jusqu'à son ventre.

Les urgences, le lit qui pue et qui est trop blanc, et la vieille infirmière fatiguée en face de moi. C'est bien la dernière chose que je voulais partager avec mon nouveau voisin. Bordel de merde, qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir droit à tout ça ? Et maintenant, on veut m'imposer... ça ?

Des heures. On a attendu des heures dans un couloir. Ils m'ont foutu sur un brancard dans un coin « en attendant » je ne sais pas quoi. Ça court dans tous les sens, ça grouille de gens de tous les côtés, mais je jure qu'on ne se sent pas plus seul et démuni que dans cette situation. Le truc qui m'a sorti la tête du brouillard de la douleur, c'est mon voisin qui vociférait pour choper un médecin plus vite, il y a des heures. Ça a marché, il est très persuasif comme type. Et maintenant, je regrette qu'il l'ait fait.

— Ça va être chiant.

— Oui. Maintenant, arrêtez de gigoter.

Le ton d'Ulysse est implacable, j'obéis en bougonnant.

J'en ai marre, je veux rentrer, je veux mon petit toutou et je veux ce livre chiant que Colette aimait tant. J'avais presque fini de le lire. J'allais bientôt savoir qui est le connard qui a tué la secrétaire du PDG. Et qui elle se tapait, aussi.

Mais non, évidemment. Quel con, mon Fabrizio ! Quelle idée de me lever trop vite, je savais bien que ça ne servirait qu'à me faire des misères de m'emporter à cause des deux débiles qui vivent à côté ! Et pas n'importe quelles misères, bordel !

Un bruit me sort de mes pensées et de la douleur sourde qui bat dans mon corps. Je suis tout cotonneux, depuis des heures. Je crois. Des minutes ? J'comprends plus rien à ce qu'il se passe. Ils m'ont endormi pendant un moment, ces connards.

A côté de mon lit peu confortable, Ulysse monte son téléphone à son oreille pour y répondre à voix basse :

— Salut, mon cœur.

Avec un petit sourire mielleux.

« Mon cœur », et puis quoi encore ? 

— T'es sorti du boulot ? Ah, t'es déjà rentré ?

Je roule des yeux. Pitié, pas une séance papouilles en direct ! Ulysse me glisse un coup d'œil et laisse cette fois pointer un rictus. C'est moi où il se fout ouvertement de ma gueule ? Ce petit con a parfaitement compris que ça m'insupportait, les démonstrations d'affection. Il le fait exprès !

— Non, j'ai dû partir aux urgences, pour... Calme-toi, laisse-moi finir.

La voix de Cyril porte à travers le téléphone, inintelligible. Il crie, peu importe quoi, mais j'entends clairement son inquiétude. Pour quoi ? Je l'ignore. Certainement pas pour ce grand machin blond, si ?

J'ai envie de croiser les bras et d'exprimer ma façon de penser, de prendre cette saleté de téléphone et de le jeter loin, tandis qu'Ulysse raconte à l'autre neuneu comment j'ai réussi à me viander sur ma terrasse. Je me suis pété la jambe. Ça sent tout sauf bon. Parce que les docteurs, en plus de m'infantiliser pendant tout le tintouin, veulent me flanquer une nounou dans les pattes au quotidien. Une aide à domicile dont je n'ai pas besoin. Qu'on me foute la paix, par pitié!

— Du coup, il boude, soupire Ulysse en me jetant un regard noir. Quoi ? Non, je t'en prie, ne fais pas... Cyril, bon sang !

Il vire rouge, puis blanc. Et rouge de nouveau. Je crois qu'il s'étouffe, et ça me fait marrer. Ou c'est à cause de la morphine que je ricane, je sais pas trop. Il me regarde de travers à nouveau.

— Mon cœur, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, tu sais ? C'est un monsieur trèèèèès vieux et trèèèès désagréable, qui ne nous aime absoooooolument pas.

Je cligne des yeux tandis qu'il insiste sur chaque mot avec lenteur. Qu'est-ce qu'il a, ce con, à parler à son mec comme ça ? Eh, oh, je suis là, je suis pas débile, hein !

— Dites donc, Hamon ! grincé-je.

En réponse, il me sourit de nouveau, avec un air constipé. Visiblement, c'est pas lui qui bénéficie du service débouche-évier la nuit. Il appuie sur une touche de son téléphone, et la voix de son mari résonne entre nous :

... bien ce que je veux dire. Ça me manque, c'est l'occasion. Et puis on peut comprendre qu'il ne veuille pas d'un inconnu chez lui, tu sais ? Ça peut être flippant. Rappelle-toi Nunie, ça la terrorisait.

Qui est terrorisé, sale gosse ?

Ulysse roule des yeux avec une pointe d'exaspération.

— Il y a une différence entre pouponner ma mémé et le voisin, mon cœur.

Comment ça pouponner le voisin ?

L'horreur doit se lire sur mon visage tandis que je prends conscience de ce qui se joue devant moi, parce qu'Ulysse pince la bouche en me regardant, à deux doigts de l'hilarité. Mes bras sont trop lourds pour exprimer mon mécontentement. Parce que bordel, non, l'idée que j'entends là ne me plait pas du tout !

Quand il raccroche, Ulysse s'appuie sur le dossier de sa chaise avec un air terriblement... vaincu.

— Eh bien, monsieur Moretti, soupire-t-il. Il semble qu'on a un léger soucis, tous les deux.

— Un léger soucis ? grogné-je.

Il se fout de ma gueule, c'est pas possible autrement. Y'a rien de léger dans tout ça !

— Cyril était interne avant que nous emménagions ensemble, dit-il.

— Et alors ?

Ça me fait une belle jambe !

— Il adorait le service de gérontologie.

— J'm'en fous.

— Oh bah, tant mieux, vous découvrirez donc comme un grand ses talents pour le pouponnage des vieux, alors.

— Quoi... non ! Hoooors de question ! Il ne me touchera pas !

Je gesticule comme je peux, c'est-à-dire... pas grand-chose, et il rit en me voyant faire. Enfoiré ! Se moquer des ancêtres devrait être puni par la loi ! Il étend ses immenses jambes et agite son téléphone, me rappelant l'appel qui vient de se terminer.

— Vous savez, monsieur Moretti, des types comme vous on en croise tous les jours.

— Il est hors de question que...

Il m'interrompt d'un geste autoritaire.

— Je disais donc. Cyril va s'occuper de vous parce qu'il a un cœur assez grand pour vous supporter. Et croyez-moi, vous n'aurez certainement pas le cœur à vous comporter comme un vieux schnock avec lui.

Oh, Colette, ma chérie, si tu savais ce qu'on me fait subir... 

Les hommes d'à côté [édité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant