Brrr, ma voiture est en panne, il fait froid, je suis perdu au beau milieu de nulle part et pour couronner le tout un orage approche. Il faut que je trouve un abri ! Par chance, je distingue au loin un manoir. Qui peut bien habiter au beau milieu de ce trou paumé ? Peu importe, je n'ai pas vraiment le choix, je ne vois aucune autre habitation dans le coin et l'orage gronde.
Après une bonne demi-heure de marche, j'arrive enfin au pied du manoir. Avec ce temps, j'ai l'impression d'être au beau milieu d'un film d'horreur. Le manoir a une sorte d'aura maléfique qui, je l'avoue, me fait froid dans le dos. Il possède deux hauts donjons, de nombreuses gargouilles aux sourires déformés par la lumière des éclairs et diverses sculptures un peu monstrueuses. Prenant mon courage à deux mains, je franchis la grille et remonte l'allée.
Nouveau flash lumineux. Merde ! L'orage est vraiment proche maintenant, j'espère qu'il y a quelqu'un... Je m'apprête à frapper lorsque la porte s'ouvre dans un grincement caractéristique d'un bois qui a mal vieilli. Un gros bonhomme bien habillé se tient de l'autre côté et me regarde de toute sa hauteur :
" Bonjour Monsieur, je vous ai vu arriver au loin et j'ai cru bon de prendre les devants. J'imagine que vous aimeriez demander asile pour la nuit pour échapper à l'orage ?
- Eh bien... Oui, c'est tout à fait cela. Comment...
- Voyons, nul besoin d'être un sorcier, j'habite ce manoir depuis quelques années. La région est orageuse, et vous n'êtes pas le premier à qui je donne asile dans ces circonstances.
- Votre générosité vous honore. Heureusement que vous êtes là, car personne d'autre ne semble habiter dans le coin.
- En effet, mon plus proche voisin est à des kilomètres. Mais entrez, voyons ! Ne restez pas dehors par ce temps ! Je me présente, Albert Task.
- Henry Hugues, enchanté. Merci de votre hospitalité, dis-je tout en serrant la main de mon hôte.
- Mais je vous en prie ! Allez vous mettre au chaud au salon, c'est au fond du hall, m'explique-t-il en fermant et verrouillant la porte. J'allais bientôt me mettre à table. J'avoue en faire toujours trop pour moi seul. J'ai préparé un gratin, fait maison. Vous allez voir, il est bon et je ne suis pas peu fier de moi.
- Eh bien, merci, vraiment. Je n'ai rien mangé depuis un bon moment, et mon ventre crie famine.
- Vous m'en voyez ravi. Allez donc vous détendre au salon, c'est la grande porte, au fond du hall. Je vous rejoins vite, le temps de faire chauffer le plat. "
Cet hôte est drôlement sympathique, et quelle splendide demeure ! Le hall est absolument somptueux, richement décoré, avec des escaliers qui en imposent. Ce gentil Albert est sans aucun doute très riche. Après avoir quitté mon manteau, je me dirige donc vers le fond du hall et entre dans le salon.
Je reste un petit moment bouche bée et immobile sur le pas de la porte tant le lieu est magnifique : des lustres forgés sur-mesure en forme de double hélice, des meubles tout droit sortis des bureaux des plus grands designers du moment, une table faite en une matière qui m'est inconnue. Agréable au toucher, comme de la pierre, mais elle a l'air très légère... Et il semble en plus qu'elle possède des technologies tactiles intégrées ! Je ne peux retenir un sifflement d'admiration. Je vois qu'il est possible de lire le dernier numéro du Times parmi les divers choix qu'offre la table.
C'est fou, l'intérieur du manoir jure totalement avec son aspect extérieur. La seule chose qui ne jure pas, ce sont les portraits peints. Sans aucun doute des aïeux quelconques de mon hôte. Cependant, aucun de ces portraits ne lui ressemblent, pas le moindre air de famille. D'ailleurs, les portraits eux-mêmes ne partagent aucun trait de famille. Leurs traits semblent figés, d'une manière totalement artificielle. Quelque chose cloche avec ces portraits. Je questionnerai Albert à ce propos lors du dîner, je suis curieux. En l'attendant, je m'assieds à la table futuriste et, pour passer le temps et par curiosité, je tapote sur le Times.
Gros titre : "Un meurtrier en série s'est échappé d'un asile". L'article attire mon attention et je le parcours en hâte. Mon dieu, quatorze victimes ! Et l'asile semble être tout proche d'ici. Je sens de nouveaux frissons me remonter l'échine. Levant le nez de la table, je vois mon hôte passer la porte de l'autre côté de la pièce, un plat chaud à la main. Il me rejoint et le pose juste devant moi.
" Terrible affaire n'est-ce pas ? Me demande-t-il. La police a eu beaucoup de mal à attraper l'individu. Il s'est avéré qu'il avait une schizophrénie d'un genre très rare : ses deux personnalités sont totalement dissociées, comme si deux êtres habitaient le même corps sans partager leurs souvenirs. De fait, ce meurtrier en série est la plupart du temps un citoyen parfaitement honnête n'ayant pas conscience de tous les meurtres qu'il fait. La police a réussi à le coincer uniquement grâce à une victime qu'il n'avait pas totalement achevée.
- Oui, j'ai entendu parler de cette affaire. Il paraît même que la personnalité meurtrière serait plus forte physiquement, comme si le corps se transformait selon la personnalité. Ainsi, il se serait échappé ? M'inquiété-je.
- Apparemment, il y a quelques jours... J'ose espérer qu'il ne rôde pas dans les parages.
Nouveaux frissons.
- Enfin, n'en parlons-plus, dit Albert en refermant l'article du Times. Mangeons tant que c'est chaud. "
Je regarde mon hôte sortir tous les couverts du buffet et les disposer sur la table. Il attrape ensuite une bouteille de vin rouge, grand cru, insère son goulot dans une machine qui automatiquement retire le bouchon dans un "plop" magnifique, me sert puis s'assied à côté de moi.
" Eh bien, merci pour cet accueil ! Lui dis-je dans un sourire. Qu'avez-vous préparé ?
- Un gratin, à la viande, fraîchement coupée du boucher ce matin.
- Hmm, ça sent rudement bon.
- Mais servez-vous, je vous en prie. "
Ce que je fais volontiers. Je mange et bois avec appétit, faisant honneur à la nourriture de mon hôte. Nous discutons alors de choses et d'autres quand je repense à ma question sur les portraits.
" Dites-moi, qui sont ces gens sur les murs ?
- Oh ! Ainsi vous avez remarqué ? "
Je commence à avoir la tête qui tourne... Sans doute le vin. Pourquoi me pose-t-il cette question ? Remarqué quoi ?
" Remarqué ? Je ne sais pas, je me demandais juste pourquoi ils n'avaient aucun air de famille... Je veux dire, on s'attendrait à retrouver les portraits de toute une généalogie dans un tel salon.
- Oui... Un sourire se dessine sur les lèvres de mon hôte. Dans un manoir classique, sans doute. Mais sans doute pas dans l'antre d'un meurtrier en série... Ce sont les portraits de mes victimes. "
Je sens mes paupières devenir lourdes... Mes pensées deviennent confuses. Que vient-il de dire ? Pourquoi parle-t-il de meurtrier en série... Ah oui l'article du Times !
" Vous êtes le fou furieux échappé de l'asile ?
- Non, je ne suis pas ce dingue schizophrène. Je suis juste plutôt du genre à tuer pour manger. "
Mon hôte fixe alors le plat devant lui et me fait un clin d'œil. Malgré ma perte de lucidité, je comprends qu'il m'a fait manger un bout d'une de ses victimes. Mon estomac veut tout rendre, mais je me sens comme paralysé.
" Parfait... La drogue commence à faire effet. Je le vois à votre mine figée, dit mon hôte tout en sortant un énorme couteau de boucher de dessous la table. Voyez-vous... J'aime découper ma viande quand elle est encore fraîche, avant la rigidité cadavérique, après quoi je la congèle. Mais rassurez-vous, vous ne sentirez rien, le puissant narcotique que je vous ai fait ingérer dans le vin va entièrement paralyser vos sens. Vous ne pourrez même pas crier, mais vous serez en vie... En tout cas, au début. " Me dit-il en se rapprochant de moi.
Crier... Oui, je veux crier, hurler même ! Mais je ne peux pas. Tous mes membres sont totalement paralysés et je ne peux rien faire. Je me sens totalement impuissant. Mon hôte se tient désormais juste à côté de moi. Il lève le couteau de boucher et... Et je me sens partir... Ma personnalité sombre dans le néant et je m'évanouis tandis que l'autre moi prend la relève.
Où suis-je ? Du coin de l'œil, je vois un gros bonhomme qui veut me couper avec un couteau de boucher. Je me lève alors d'un bond, enfonçant avec toute ma colère mon poing dans sa tronche. J'enchaîne avec un bon coup dans les côtes et le pousse de tout mon poids contre le buffet. L'homme tombe à terre, j'attrape à toute vitesse son couteau et me penche au-dessus de lui, avec un sourire, qui, je l'espère, le foudroie d'effroi.
" Comment est-ce possible ?! Vous ne devriez même plus pouvoir bouger le petit doigt ! " S'écrie le type.
Ce vulgaire moucheron voulait me couper avec son couteau pour nain... Meurtrier de pacotille ! Aucune classe, aucun talent. Ce moins que rien ne mérite pas de vivre mais il aura l'immense honneur d'être la quinzième victime de John Green. Je vais lui montrer moi, ma classe, mon talent : un coup de poing au niveau de la gorge, un seul, propre et net. Pas besoin d'abject couteau pour ça, les mains suffisent. Je regarde cette masse immonde pousser un dernier râle d'agonie, avant de terminer le délicieux gratin posé sur la table.
Crédit photo: clker free vector images sur Pixabay
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Sombres histoires
Short StoryUn recueil d'histoires courtes où les protagonistes ont des visages doubles. La plupart des histoires de ce recueil sont dans un registre sombre, de suspens ou de thriller. Il sera complété au fil du temps.