Sombres histoires

Âmes Noires

 - Je les voyais comme je vous vois. Elles sortaient du corps d'un homme, elles étaient indénombrables. C'étaient comme de petites boules noires... ou plutôt ténébreuses, elles virevoltaient et formaient une gigantesque tornade dont on sentait l'essence maléfique. Je les ai appelées les âmes noires.

- Et ensuite ?

Le psychiatre, Dr. Henry Dubois, selon son badge, me regardait de façon détachée, mais je sentais qu'il était intrigué par mon récit.

- Et ensuite ? Elles se sont éparpillées, elles volaient à une vitesse fulgurante. Je les voyais qui investissaient les gens présents. Etrangement, je semblais être le seul à voir ces âmes noires. En revanche, dès qu'une personne était investie par une de ces boules maléfiques, son corps se tordait avec des angles chaotiques. On pouvait entendre les os se briser. Mais les « possédés », comme je les appelle, ne hurlaient pas. Comme si les âmes noires éradiquaient leur conscience.

Je marquais une pause. Le docteur me fit signe de poursuivre. Il semblait prendre des notes sur mon récit, mais peut-être était-il juste en train de dessiner... Je déglutis et poursuivis.

- évidemment, je me suis alors mis à courir comme un fou, même s'il était insensé pour moi d'espérer échapper à ce cataclysme d'un nouveau genre. Les boules noires fusaient autour de moi. Je les voyais rentrer dans les bâtiments. J'entendais des gens hurler – oui, je viens de dire que les « possédés » ne hurlaient pas. Leurs proches, en revanche... hurlaient. Surtout lorsque les « possédés » se jetaient dessus et se mettaient à les lacérer de manière bestiale. C'était véritablement affreux. J'ai vu...

Les horreurs que j'avais vues ce jour là refirent surface. Je fis un effort considérable pour garder le contrôle de mon esprit et ne pas rechuter dans la folie. Après tout, c'était bien pour ça qu'on m'avait enfermé dans un asile... Dès que je repensais à tout ça... je devenais dingue de terreur. Le psychiatre m'aida à reprendre contenance grâce à quelques mots rassurants et un ton pénétrant.

- J'ai vu de terribles choses. Et quand je dis « choses », je parle aussi bien des meurtres sauvages que des « possédés ». La plupart des « possédés » se transformaient en effet en des formes diverses et variées. Certains devenaient énormes et d'autres, tout petit. On aurait dit que le plan démoniaque s'était déversé sur notre petite île. Je me souviens particulièrement d'une ruelle qui descendait, je la dévalais aussi vite que possible pour fuir tout ça... Il y avait des gens qui essayaient d'escalader une grille menant à un parc, mais la plupart étaient restés coincés, ou plutôt... collés à la grille, comme des mouches, comme si la physique même des objets de notre île avait été modifiée. Et là... J'ai vu un énorme « possédé », marchant sur ses quatre membres, qui se mettait à décoller ces pauvres âmes et à les manger en une bouchée... Désolé docteur, tout à coup je ne me sens pas vraiment bien.

- Ne vous inquiétez pas, vous êtes ici en sécurité. Faites une pause. Je vais en profiter pour vous exposer mes découvertes. J'ai encore du mal à cerner votre trouble. Selon le dossier, vous avez été repêché par un navire marchand non loin des côtes italiennes. L'île, dont vous nous parlez, ne figure sur aucune carte de la méditerranée, il n'y a d'ailleurs plus rien à découvrir sur cette mer depuis des lustres. Vous ne vous souvenez plus ni de votre nom, ni de votre famille... ni... Vous ne vous souvenez de rien en réalité, à part cette histoire. Vous ne portiez que de vieux vêtements usagers et sembliez être au bord de la déshydratation. Mes confrères ont tablé sur une amnésie totale suite à un traumatisme physique. Vous aviez en effet une énorme commotion à la tête. J'ai cependant une autre théorie... Selon moi, ces souvenirs terribles dont vous croyez vous souvenir sont une défense de votre esprit, de votre cerveau, face à une tragédie personnelle insupportable. J'essaie de comprendre quelle tragédie se cache derrière votre histoire surnaturelle. 

Il fit une courte pause. 

- Il me vient une question qui m'aidera sans doute dans cette quête : comment avez-vous survécu à ce déversement de... d'âmes noires ?

- Eh bien... je...

Je sentais mon esprit partir, oblitéré et remplacé par une présence sombre et puissante jusqu'alors cachée dans un coin de ma tête.

- Oui ?

- Je n'ai pas survécu. J'ai simplement quitté cette île que nous avons totalement anéantie pour trouver d'autres pauvres humains à dévorer. Et vous allez être le suivant, car j'ai faim tout d'un coup !

Je vis les traits du docteur se transformer en terreur lorsque mon corps désarticulé se jeta sur lui. L'âme noire avait repris le dessus, reléguant ma conscience dans un petit espace reculé de mon cerveau. 

J'aurais aimé expliquer au docteur que les âmes noires pouvaient se rendre invisibles pour le reste du monde en rendant un aspect normal aux personnes possédées. Qu'elles prenaient un malin plaisir à nous laisser des miettes de mémoire pour que nous paraissions fous si nous tentions de raconter l'histoire de leur invasion.

Tous nos souvenirs ne revenaient que lorsque l'âme noire reprenait le dessus, comme en cet instant. Le plus horrible, c'était de me voir... de l'intérieur... De voir ce que je faisais à tous ces gens, d'entendre leurs hurlements, et de ne rien pouvoir faire pour m'en empêcher. 

Une chose m'intriguait beaucoup, cependant. C'était le cinquième docteur que je mangeais, et il ressemblait étrangement aux précédents. Non, pire, j'étais sûr qu'il s'agissait du même docteur... Cet asile... je... était-il vraiment destiné à me guérir ? 

- Oh ! Vous êtes réveillé ?

J'avais en effet les yeux ouverts, rivés sur le plafond de ma petite cellule capitonnée. Je n'avais aucun souvenir. Que faisais-je ici ? Je tournais la tête en direction de la voix puis je m'assis sur mon lit. Je regardais le Docteur qui venait d'entrer dans ma cellule et pus lire : « Dr. Henry Dubois » sur son badge.  

Crédit image : John Hain - pixabay