1- Le départ

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1- Le départ

La Callianis s'éleva au-dessus des flots.

Mêlé aux clameurs du pont et aux exclamations des marins, s'éleva un vrombissement sourd, aux notes si graves qu'elles étaient aux limites de l'audible. Les moteurs à loss donnaient toute la poussée de leur répulsion, faisant trembler les structures du navire, dans le craquement à tout rompre des bois et des cordages. L'onde de gravité rejetait l'eau sous la quille en vagues furieuses qui vinrent frapper, puis submerger les quais. Dans un puissant souffle, jetant des sacs d'embruns mugissants sur la foule, le fin voilier, taillé dans une ligne aussi sensuelle que son nom de naïade s'arracha aux eaux, pour s'élever dans les cieux. Paraissant alors aussi fière et orgueilleuse que l'était Jawaad le Marchand, l'homme qui l'avait fait bâtir, la Callianis se dressa à près de douze mètres au-dessus du quai, surplombant de toute sa beauté arrogante l'immense cité d'Armanth, relevant vers le firmament sa figure de proue taillée d'ivoire, comme si elle lui jetait à la face sa splendeur en défi.

Il y eut un cri de joie qui roula depuis le pont du navire jusque sur toute la jetée, poussé à l'unisson par cent gorges. C'était si fort et enthousiaste que la clameur de victoire parvint l'exploit de couvrir le vacarme du navire et de ses moteurs. Theobos hurla en chœur des hourras avec ses hommes, qui tous ensemble avaient rendu ce moment si incertain et formidable possible.

Sur le pont arrière, tenant la barre, Jawaad, silencieux face aux clameurs de victoire, laissa échapper un franc sourire ; quelque chose que l'on voyait rarement sur le visage de cet homme constamment maussade. C'était un sourire de fierté, en écho à celle de ces hommes : ouvriers, charpentiers de marine, esclaves, manœuvres, voiliers, cordeliers, architectes et ingénieurs qui avaient bâti ce vaisseau unique au monde et acclamaient sa première traversée.

***

Le départ avait été largement précipité. Si Jawaad avait bien prévu de reprendre la mer en direction de Mélisaren, où Armanth abritait un riche comptoir de la Guilde des Marchands dont il avait nombre de parts, pour y retrouver un vieil ami, son nouveau vaisseau n'était pas prêt à appareiller ; en théorie, il n'aurait pas dû l'être avant au mieux deux semaines. Il avait donc fallu boucler l'équipement en moins d'un jour.

Jawaad crut même qu'Alterma en ferait une crise de nerfs.

— Quoi ? Heu, mais tout ça, pour ce soir ? Mais on ne va jamais y arriver, Jawaad !

La comptable fixait la liste qu'elle venait de noter sous la dictée du maitre-marchand. Elle se mit à faire des yeux ronds derrière ses binocles de travail en relisant le document, ramenant nerveusement en arrière une des boucles de ses cheveux châtains, éternellement indomptables. Ce qui fit sourire Jawaad, qui ne s'était jamais gêné d'admirer la jeune femme, au visage constellé de taches de rousseur, et fait rare, aux yeux d'un beau vert olive. Il ne l'avait pas engagé pour son apparence avenante, mais avant tout pour son tempérament, ses compétences et son génie mathématique. Mais sa beauté constituait un trait supplémentaire dont il profitait à l'envie.

Ce qu'elle vit, bien entendu et ce qui la fit râler comme de coutume, ce qu'attendait encore Jawaad, s'en amusant. Elle avait un caractère bien trempé, qu'il aimait à stimuler de temps en temps.

— Et arrêtez de me regarder comme ça. Oui, je m'affole, mais vous avez vu ce que vous demandez ? Je ne sais même pas comment on va emporter toute la bibliothèque, et je ne parle même pas des réserves de la cuisine, de votre mobilier de bord, et... de... de trente-cinq impulseurs, trente munitions pour chacun avec les recharges en loss et cent charges pour les canons ?! En un jour ?! Mais... je vais trouver ça comment, moi ?

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant