14- Thin

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La cellule souterraine était sombre et exiguë, mais au moins cela avait-il des allures de chambre, éclairée par la lumière vacillante d'une lampe à huile. Il s'y trouvait même une vasque de pierre grossièrement taillée faisant office d'évier, accompagnée d'un broc d'eau fraîche et une plaque de cuivre poli qui tenait lieu de miroir. Elena songea amèrement qu'en quelques mois seulement, elle désignait mentalement «luxe» ce qui autrefois pour elle lui aurait paru du plus sordide inconfort. Avoir pu dormir dans une couche rembourrée de paille après un repas de gruau, de fromage et de fruits avait été un autre luxe qui ne rendait que plus amer son constat : maintenant qu'elle pouvait essayer de souffler et penser, il lui fallait admettre l'idée qu'elle était bel et bien vivante, seule et perdue dans un monde étranger et hostile dont elle ne connaissait presque rien et que soit elle l'acceptait pour trouver comment y survivre, soit ce monde la tuerait. De la Terre, de son pays, de sa ville, il fallait qu'elle fasse le deuil. Ils ne seraient à jamais plus que des souvenirs. Comme ne serait plus que souvenir ce bref moment où elle avait pu retrouver sa sœur.

Elena avait séjourné là, à son estimation, pendant deux nuits mais elle ne se souvenait guère du détail. Cela n'avait été qu'une suite de réveils et d'inconscience. Ses cauchemars, eux, lui avaient paru plus réels que ses moments de lucidité. Ils s'affichaient encore derrière ses paupières dès qu'elle fermait les yeux et se jouaient en boucle comme la bande sonore éraillée d'un vieux film noir et blanc. Les chiens, l'orage, le son de la cravache, les tintements des chaînes, les hurlements et les larmes de terreurs. Et à ces instants elle était saisie de nausée, tandis que revenait à sa bouche un atroce goût de fer et l'amer et acre de la peau huileuse du Bey dont elle avait ôté la vie, elle s'en souvenait de mieux en mieux, avec une sauvagerie égale au sadisme dont il avait fait preuve.

L'effet fut immédiat alors que tout lui revenait à l'esprit : Elena se mit à vomir, bénissant la présence de la vasque et de l'eau qui lui permettrait de se rincer la bouche et évacuer les traces de son malaise. Il lui fallut une bonne dizaine de minutes pour cesser de trembler, enfermer l'horreur qui la hantait aussi profond que possible dans son esprit et surtout ravaler des larmes qui lui brûlaient les yeux. Elle s'y se serait bien laissé aller ; après tout, il n'y avait sans doute personne pour l'entendre ni la voir. Elle aurait d'ailleurs sûrement fondu en sanglots quelques semaines plus tôt ; mais ça n'avait rien changé à son sort. Personne ici n'avait de pitié ou de compassion, sauf à finir, de toute évidence, victime et esclave. Il ne fallait pas pleurer. Il ne fallait pas la moindre faiblesse. Il ne fallait pas ressentir, ni hésiter. Elle devait endurcir son cœur à tout ce qu'elle verrait et ferait et il fallait commencer maintenant.

Quelqu'un gratta doucement à la porte branlante. Elena alla ouvrir pour se retrouver nez à nez à une fille qui ne devait pas avoir quinze ans. Vêtue d'une tunique courte de lin cru dévoilant à sa cuisse gauche un linci discret, pieds nus, ses chevilles étaient ceintes d'anneaux de bronze lustré, mais qui ne trompaient pas la terrienne. C'était des entraves. Tête basse, ses cheveux noirs et bouclés tombaient en mèches légères et parfumées sur son visage juvénile. Elle tendait une robe.

— Maitresse, le maitre Janus m'a demandé de vous apporter de quoi vous vêtir et vous aider à vous habiller, si vous le souhaitez.

Elena ne répondit pas de suite, observant la jeune fille, le visage fermé. Elle se souvint de sa voix, elle l'avait entendue parler par moment, durant ses deux jours de fièvre et de délire. C'était elle qui l'avait soignée. Il fallut à la terrienne un bref moment pour traduire les mots en athémaïs de l'esclave. C'était étrange pour elle de se faire appeler maitresse. Le premier mot qui lui vint fut «révoltant». Mais le montrer était une faiblesse et elle devait se l'interdire. Elle fixa alors la robe, simple, confortable sans doute, plus habillée que tout ce qu'elle avait pu porter ces derniers mois et elle releva la tête, pour toiser durement la jeune fille :

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant