15- Chaos

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La nuit était épaisse. La brume marine avait rampé depuis le golfe jusqu'à envahir toute la basse-ville en un brouillard si lourd et spectral que les plus incrédules eux-mêmes hésitaient à réfuter les fantômes. Les volutes humides s'insinuaient paresseusement dans les ruelles depuis plusieurs heures, y chassant jusqu'au dernier tosh aventureux pour y imposer l'étau d'un silence pesant et cotonneux.

Un temps à déserter les rues. Même Ortentia renonçait à éclairer le ciel de son éclat céruléen ; abandonnant espoir de percer la chape de brume humide et froide. Une nuit où l'on ne s'attendrait pas à trouver âme qui vive, sauf quelques fous et ivrognes.

Thanlan était de ces deux-là à la fois. Il ne se souvenait plus dans quel bouge infâme il avait bien pu finir la soirée, après s'être battu avec il ne savait qui, il ne s'en rappelait pas non plus. Malgré l'heure très avancée, personne n'avait tenté de le retenir, tandis qu'il était bien décidé à descendre les allées pentues de la Terrasse des Murailles pour rejoindre les quartiers du port et sa chambre louée au Chien Salé. Mais la chose se compliquait un peu : il était plein comme une amphore et réalisa, dans son esprit enivré par le vin des coteaux de Mélisaren, qu'il venait de se perdre.

— Pour la troisième fois, ajouta-il à voix haute d'une voix un peu pâteuse.

Le colosse, qui pour l'occasion n'était pas torse nu, mais vêtu d'un gilet ample sans manches, en plus de son coutumier kilt d'étoffe épaisse à pans larges par-dessus des pantalons bouffants et des bottes ferrées, s'arrêta un instant pour retenir une nausée, appuyé contre une colonne bancale. Celle-ci, pourtant de pierre et mortier, sembla vouloir se dérober sous trop de poids pour sa vieille structure rongée par les ans, mais tint bon le temps que la masse de muscles qui pesait sur elle reprenne un peu de contenance.

C'est alors qu'il redressait la tête, bienheureux de n'avoir pas finalement vomi tripes et boyaux, que Thanlan surprit des sons étouffés. Sans doute ceux-ci n'auraient pas alerté un quidam citadin des environs et encore fallait-il en trouver d'éveillé à cette heure. Mais le colosse avait trop d'expérience des champs de bataille, de la mort et des villes assiégées pour ne pas reconnaître parmi ces bruits discrets celui de succion visqueuse d'une lame qu'on extraie d'un thorax.

On assassinait nuitamment. Thanlan poussa un soupir. Il pouvait très bien retourner sur ses pas et s'en désintéresser ; après tout, ce n'est pas comme si cela n'était pas coutumier, surtout dans une si grande ville. S'en mêler lui attirerait quelques ennuis immédiats, mais sûrement bien plus à moyen terme. Mais au milieu des vapeurs d'alcool embrumant ses pensées, il sentit son honneur lui hurler d'agir. Après tout, combien de fois n'avait-il pas hésité par le passé et au mépris des conséquences ? Mis à part qu'il était ivre et ce n'était pas si rare pour lui, qu'est-ce qui changeait finalement de toutes ces autres fois où il avait décidé de ne pas laisser une félonie se commettre sans intervenir ?

Glissant entre la colonne qui l'avait soutenu et le mur de crépis craquelant protégé par un avant-toit défraîchi, il se dirigea, tapi, vers les légers sons de cliquetis de métal et de bois qui le guidaient, posant la main sur le pommeau d'une de ses haches.

— Misère, soupira-t-il encore, tandis qu'il s'avançait vers les ennuis.

***

Sous la lumière bleutée d'Ortentia, la plaine s'étendait à l'infini. Et il semblait qu'à l'infini, elle était couverte de campements de toiles, abritant autant de centaines de milliers d'hommes, de chevaux, d'oriflammes et de chars. Une antique armée en campagne, attendant la venue du jour. Lisa savait : le même rêve, qui revenait encore la hanter. Mais cette fois-ci, il était d'un réalisme palpable, vivant, n'oubliant pas de s'adresser à tous les sens ; ce n'était pas sa mémoire qui la replongeait dans ce décor qu'elle avait découvert en songes à sa première nuit passée dans les bras de Jawaad. Ce qui la persuadait que tout ceci était en quelque sorte une réalité tangible tenait aux odeurs apportées par le vent, à la fraîcheur de la nuit et à ces chants d'insectes venant composer un fond sonore sur ce décor martial faussement paisible. Il ne manquait plus qu'un élément : Lisa se retourna immédiatement, sachant pertinemment ce qu'elle verrait.

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant