9- Erzebeth

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Jawaad se pencha sur Lisa. Elle dormait paisiblement, un carnet de cuir posé sur le matelas près de son oreiller. Il avait laissé la chambre dans l'obscurité, Ortentia suffisant amplement à tout distinguer dans la nuit claire ; la grande lune bleutée dessinait d'un fin rai de lumière le visage de la jeune femme qui semblait parfois tressaillir un peu au gré de quelque rêve.

Il avait pris le temps de feuilleter le carnet avant de le reposer sur le lit. C'était des pages d'écriture, comme de bien entendu aussi maladroite que celle d'une élève débutante. Lisa s'évertuait à y reproduire de mémoire des mots et des noms, ainsi que quelques phrases simples, de celles d'un écolier à ses premiers efforts. Dans la pénombre, Jawaad s'était amusé à constater le soin particulier de son esclave à s'appliquer pour écrire le nom de son maitre. Elle apprenait vite, plus vite que personne ne pourrait l'en croire capable. Il n'en était guère étonné.

Impassible, il l'observait, son visage à un peu plus d'une longueur de main de celui de la jeune femme, sans faire un seul geste. Lisa captait son odeur dans son sommeil et ses lèvres s'entrouvrirent en une moue captivée à son approche, tandis que ses narines se dilataient. Jawaad esquissa un sourire joueur ; ses yeux noirs la détaillaient et il s'attarda encore à rester immobile, la regardant dormir.

Le maitre-marchand avait quitté le pont de la Callianis en réparation quelques heures plus tôt. Les travaux étaient pratiquement achevés et le voilier avait retrouvé toute son allure et sa beauté. Cela ne ferait pourtant pas revenir les vingt hommes morts pour le défendre, dont Jawaad connaissait le nom et souvent la famille et l'histoire de chacun. Mais s'attarder à y penser n'avait aucun intérêt : cela ne changerait pas grand-chose pour eux. Les funérailles avaient été menées selon les rites maritimes d'Armanth et le nom de chaque marin décédé en défendant le navire gravé à même le bois du mât principal. Quant à leur famille, Jawaad avait déjà depuis longtemps pris des dispositions pour leur sécurité financière. Une des attentions communes aux employés du maitre-marchand qui expliquait leur fidélité.

Sa première visite avait été pour Duncan. À la fraîcheur nocturne, le doyen et lui partageaient un thé sur la terrasse des appartements privés du vieux médecin, en conclusion d'un copieux repas préparé par Azur, à qui il avait ordonné de cacher sa présence à Lisa tant qu'il n'irait pas la voir.

— Tu n'as pratiquement pas changé... cela te fait combien ?

La question du vieux médecin était presque rhétorique, et tira un sourire à Jawaad. Il aurait parié sans hésiter que Duncan se souvenait fort bien de son âge. Il était d'ailleurs sans doute un des seuls encore en vie à le connaître exactement.

— Tu n'as pas du oublier. Toujours un peu plus du double du tien, à quelque chose près. Tu as eu les résultats ?

— Tu ne voulais pas en parler devant ta psyké, n'est-ce pas ?

Jawaad acquiesça d'un signe de tête à peine perceptible :

— Et ton assistante. Dis-moi.

— Rien que tu ne sembles pas déjà savoir, Jawaad. Ton symbiote se meurt. Nous avons fait une culture pour vérifier s'il était possible de renforcer encore sa régénération cellulaire, mais même les derniers bains nutritionnels de mon invention n'y changeront plus rien. Tu as largement dépassé le temps que les Divins accordent aux hommes, mêmes les plus riches et puissants et la médecine ne changera rien à cela. Ton Ambrose a muté, mais il agonise. Cela fait des années que je cherche exactement en quoi et pourquoi. La réponse est toujours la même et toujours aussi insatisfaisante : ton astrolabe Ancien est ce qui t'a maintenu en vie en faisant muter profondément le symbiote que tu portes. Ce que ta dernière visite m'a confirmé cependant, c'est que cette mutation était assurée et entretenue par ce que je comparerais à une source radiative. La dégénérescence de ton Ambrose qui t'a donné une vie si exceptionnellement longue ne veut dire qu'une chose : la chose, la... pile qui alimente ton astrolabe faiblit de plus en plus. Et plus elle faiblit...

Les Chants de Loss, Livre 2 : MélisarenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant