2| La vie de soldat

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Si le mois de voyage avait grandement aidé Anna à se débarrasser de ses habitudes de vie données par l'appartenance à la haute noblesse, la rigueur militaire était tout de même quelque chose d'incroyablement brusque par rapport à sa vie d'avant. Exister au sein d'une communauté ne lui réussissait pas vraiment, et la nourriture fioréenne manquait franchement de goût -ou étaient-ce simplement les rations limitées par ces temps de guerre qu'on ne pouvait se permettre d'assaisonner ?

Habituée à la noblesse d'Arbaless mais pas à la monarchie, le protocole de la cour commençait également à lui donner la migraine. Elle ne savait pas si elle aurait réussi à tenir si il n'y n'avait pas eu les entraînements au maniement des armes et au combat à mains nues, que chaque nouvelle recrue devait suivre pendant un an, s'ils n'avaient pas d'expérience antérieure avec le champ de bataille. En cela, elle excellait. Talent naturel ou reste des enseignements de Golmine, elle ne réussissait pas à trancher. Sûrement un peu des deux.

Le légendaire Guildarts était en charge de ces enseignements. Anna admirait ce qu'on racontait de lui, mais le fait que sa première rencontre avec le tout jeune Garde du Roi date de l'envahissement de son pays natal compliquait légèrement leurs rapports. L'homme avait la trentaine, une carrure très imposante, et toujours ce bras métallique qui avait marqué ses rêves longtemps après sa fuite de Doralmia. Il était très doux avec les plus jeunes recrues, pour un militaire, et cela venait probablement du fait qu'il ait une fille à peine plus jeune. Il l'amenait régulièrement avec lui lorsqu'il supervisait les combats, la gamine, treize ans sonnés, observant sans un mot tous ces soldats en uniforme essayer de se préparer à l'horreur des combats.

Souvent, Anna se retrouvait à se battre contre lui, du fait de sa maîtrise plus avancée des armes à feu. Acnologia étant dans un régiment différent, et elle se spécialisant en combat de mêlée, directement sur le terrain, personne ne pouvait l'affronter en tant qu'égal. Elle s'en était assurée par de longues heures de travail supplémentaire. Ici, Anna avait soudain une conscience aiguë d'être femme, dans un milieu où les trois-quart de ses collègues et tous ses supérieurs hiérarchiques étaient des hommes.

Très vite, on lui avait fait comprendre qu'on ne la respecterait pas à moins qu'elle montre d'emblée un talent pour quelque chose. Qu'elle devrait se prouver, leur prouver, sa légitimité à se trouver là parmi eux. S'il y avait bien une chose que l'adolescente avait toujours abhorré, c'était qu'on la prenne de haut. Alors nuit et jour, au-delà des limites de son corps, de celles du règlement puisque ne tenant pas du tout compte du couvre-feu, elle s'était entraînée.

Face à Acnologia durant des séances de lutte sans fin, muscles tremblants, sueur lui brûlant les yeux mais détermination ne manquant jamais. Face à elle-même, seule devant une cible de carton repoussée toujours plus loin, se forçant à apprendre à maîtriser des types d'armes qui ne lui venaient pas naturellement, habituée qu'elle était aux modèles de revolvers.

Ses efforts avaient payé. Depuis quatre mois qu'elle était entrée dans l'armée, ses capacités n'avaient cessé d'augmenter. Dire qu'elle avait fait des progrès fulgurants n'était pas exagéré, Guildarts lui-même l'ayant félicité de sa résilience et stratégie quand il en allait du combat à mains nues, après qu'Anna ait réussi à faucher ses jambes d'un tacle bien placé. Depuis, on la regardait avec crainte, avec admiration. On la respectait, enfin.

Il y avait quelque chose de comique à voir cette adolescente d'un mètre soixante-dix faire se raidir des brutes dix ans plus vieilles quand il était révélé lors des tirages au sort du matin qu'elle serait leur partenaire d'entraînement pour la matinée.

Anna sentait leurs regards sur elle, le poids de la jalousie dirigée à son encontre, celui des attentes que les haut-gradés avaient pour sa carrière. Mais elle voyait aussi l'approbation de Guildarts, qui lui avait un jour glissé que l'armée de Fiore aurait besoin de plus de femmes, et qu'il était reconnaissant qu'elle prenne sur elle de leur ouvrir la voie par son succès.

Acnologia avait râlé au début, quand elle avait commencé à comprendre ses mouvements et le battre lors de leurs compétitions nocturnes, mais désormais il criait sur tous les toits, avec fierté, que le bleu sur sa mâchoire venait d'elle. Le processus avait été difficile, long, et n'était certainement pas fini, mais Anna sentait qu'elle avait commencé à se creuser un chemin dans la montagne lui faisant face.

Une chose de sûre, même menacée à chaque instant de voir son statut remis en question, entourée de tant d'hostilité, elle avait ici le sentiment d'être bien plus libre qu'elle ne l'avait jamais été. Juste Anna, orpheline d'Arvaless, une recrue comme les autres. Ayant gagné un traitement de faveur par la force de ses poings et son tempérament bouillant. La cour de Fiore n'était pas un endroit plus juste que celle d'Arvaless, et elle était certainement plus violente, mais cette-fois elle ne naviguait pas dans les hautes sphères. Il y avait quelque chose de tellement libérateur à savoir que tout ce qui allait arriver par la suite ne serait que le produit du pur hasard et de ses propres décisions.

Une chose qui n'avait pas vraiment changé malheureusement, était qu'elle se retrouvait toujours aussi seule. Minus Acnologia, évidemment, mais elle commençait à croire que quoi qu'elle fasse rien ne pourrait la libérer de cette compagnie là. Et c'était bien, vraiment, ils ne s'entendaient plus aussi mal qu'auparavant, mais aucun être humain n'est fait pour la solitude. Elle avait besoin d'amis.

Étant quasiment la seule femme du régiment, partageant son dortoir avec seulement une autre personne, se rapprocher d'autrui était déjà assez difficile comme cela. Heureusement qu'une enfance plongée dans l'atmosphère politique malsaine pleine de manipulateurs d'Arvaless l'avait laissée avec l'habitude de manier ses mots avec soin.

Acnologia avait fini par plus ou moins bien s'entendre avec Guildarts. C'était une sorte d'amitié, elle supposait, une où ils ne cessaient de faire des compétitions de bras de fer pour prouver au reste des régiments qu'ils étaient les plus forts, ou un truc du genre qui puait la testostérone. Anna était peut-être un peu jalouse. C'était avec elle qu'Acnologia avait fait toutes ces choses stupides auparavant, et s'ils s'affrontaient toujours régulièrement au stand de tir leur rivalité était devenue bien différente. Moins houleuse.

L'adolescente avait fini par plus ou moins faire ami-ami avec un nouveau venu. Il s'appelait Métalicana, venait tout droit de Doralmia où il avait un enfant du même âge que la fille de Guildarts. Il avait un an de moins que leur supérieur hiérarchique et violait sans cesse le règlement pour fumer en intérieur. Anna n'avait d'ailleurs jamais vu quelqu'un tellement accro à la nicotine, ça en devenait légèrement inquiétant. Mais il avait été un gamin perdu forcé de se tourner vers les armes pour survivre, et il était de bonne compagnie, alors elle continua à lui parler, venant le chercher chaque fois qu'elle se sentait trop seule.

Ce n'était pas la vie idéale, mais c'était une vie qu'elle avait choisi. Elle se battrait pour avoir le droit de la garder.

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