6| Les disciples

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La guerre était quelque chose d'horrible pour les soldats, bien sûr, mais Anna aimait à penser qu'au fond, la plupart d'entre eux avaient signé pour être confrontés à tant de traumatismes et de visions cauchemardesques. Si on excluait la part conséquente de ceux qui s'étaient retrouvés enrôlés de force l'année passée, Fiore ayant toujours besoin de plus de soldats.

Du haut de ses dix-huit ans, la blonde pensait avoir contemplé plus que bien des adultes autour d'elle. Mais elle venait juste de réaliser que la véritable horreur de la guerre résidait dans les souffrances qu'elle infligeait indirectement aux civils. A ceux qui n'avaient rien demandé, qui ne pouvaient qu'observer, impuissants, et subissaient de plein fouet les conséquences politiques, économiques, matérielles.

Anna venait de sauver une gamine d'un horrible réseau de trafiquants humains qui se faisait appeler l'Orphelinat du Paradis. L'immonde organisation récupérait ceux qui ne seraient pas remarqués, qui ne manqueraient à personne. Les gamins des rues, dont avait fait partie Métalicana quelque chose comme vingt ans plus tôt. Les orphelins de guerre, comme elle.

Ces enfants étaient kidnappés et forcés à travailler, vendus comme des esclaves, traités comme des animaux.

Anna ne pouvait malheureusement rien faire, n'ayant pas autorité en Doralmia, Fiore essayant de limiter l'action de ses militaires dans le pays depuis qu'ils avaient causé une anarchie totale en détruisant la monarchie. Mais elle pouvait toujours tordre un peu la loi, trouver un échappatoire pour la gamine aux cheveux rouges qui s'agrippait à son bras comme si sa vie en dépendait. A vrai dire, c'était le cas.

Elle disait s'appeler Erza Scarlet, pensait avoir autour de quatorze ans, et Anna aurait fait brûler une ville entière pour ramener un sourire sur ce visage marqué par la cruauté.

A la place, elle fit la seule chose en son pouvoir : elle la ramena à la Cour. Crocus avait beau être un endroit peu recommandable dans certains quartiers en temps de paix, comme l'étaient toute les capitales, en temps de guerre la ville représentait la place forte la plus sûre de Fiore. Erza était une enfant calme, et solitaire, sûrement du fait de son traumatisme. Logée avec d'autres réfugiés dans les quartiers militaires, il n'était pas rare de la voir traîner autour des bibliothèques ou des salles dédiées au maintien de la forme physique des soldats. Elle devait apprécier la vie qui se dégageait de ces endroits. Quasiment tous les soldats étaient présents au palais ces temps-ci.

Une fois encore, le rythme des combats avait baissé, et on était loin des batailles épouvantables qu'Anna avait connu les deux premières années de son service. Cela signifiait aussi que la hiérarchie était plus stable que jamais, et que ceux qui avaient monté en grade en s'illustrant aux frontières commençaient à jouir d'une grande autorité.

C'était notamment le cas d'Acnologia, qui, de manière peu étonnante, paraissait né pour diriger des troupes. Crier des ordres, impressionner les nouveaux venus et maintenir le chaos organisé d'un camp militaire lui venait naturellement. Il n'y avait plus rien en lui du noble d'Arvaless, et souvent Anna se demandait si ce n'était qu'un autre rôle qu'il jouait, comme celui du parfait fils. Ou s'il avait vraiment fini par devenir aussi imposant, endurci par l'expérience du champ de bataille et des deuils à répétition.

Elle-même ne se reconnaissait plus dans le miroir. A qui appartenaient ces yeux bordés de cernes, ce regard dur ? Les plis autoritaires qui commençaient à se former autour de sa bouche et sur son front n'auraient pas encore dû apparaître. Sur son corps couraient bien trop de cicatrices, et elle se souvenait encore de la souffrance vive que chaque blessure lui avait causé. Tant, que parfois elle sentait comme un feu allumé sous sa peau, une douleur qui ne pouvait être calmée que par des mains passant sans relâche sur les marques blanchissantes.

Acnologia prenait souvent ce rôle là, et personne ne questionnait plus leurs transgressions du couvre-feu, les allez-retours d'une chambre à l'autre. Ceux qui avaient vécu avec eux les combats étaient habitués au rituel, le reste n'osait faire de remarque. Ils occupaient désormais les rangs très convoités de Généraux et seuls les Gardes du Roi pouvaient encore leur donner des ordres.

Ils ne s'étaient jamais sentis si libres de leurs mouvements, et étrangement utilisaient cette liberté pour passer plus de temps l'un avec l'autre qu'ils ne l'avaient jamais fait étant enfants. Anna avait fini par accepter que quelque chose d'invisible les liait ensemble, et que malgré tous ses défauts qui l'insupportaient, Acnologia la connaissait plus intimement qu'aucun être humain ne devrait être autorisé à en connaître un autre. Oh bien sûr ils se disputaient régulièrement, leur rivalité était même devenue une attraction pour les nouvelles recrues, présentes à tous les matchs de bras de fer ou d'adresse au tir.

Mais il n'empêchait qu'en pleine nuit quand les cauchemars se faisaient trop présents et qu'ils ne pouvaient dormir, c'était ensemble qu'ils passaient les heures. Que malgré l'incompréhension, les valeurs opposées et le rappel incessant de leur ancienne vie, ils portaient chacun la marque de l'autre sur leur peau.

Tant de choses invisibles, et d'autres un peu moins, les rapprochaient au fil des ans alors qu'ils avaient voulu que ces mois loin d'Arvaless les séparent. Anna savait qu'au fond, elle n'en était pas si mécontente, et que lui non plus. Les plaintes, les combats, tout faisait partie d'une routine rassurante qui les empêchait de montrer trop de cette vulnérabilité qui leur faisait à tous deux si peur. Mais la réalité était que quand il en venait aux véritables questions de vie ou de mort, ils auraient regardé l'entièreté de Fiore se faire massacrer avant de laisser l'autre mourir quand ils pouvaient l'empêcher.

C'était un sentiment terrorisant de par son intensité, et de ce qu'il révélait sur elle-même. Anna avait pris des années à s'y faire, à accepter cette part de son être.

Maintenant qu'elle ne rejetait plus cette vérité poignante, il lui était plus simple de reconnaître le violent pincement au cœur à chaque fois qu'Erza venait jusqu'à elle pour chercher un peu de compagnie. Elle voyait la même détermination, le même terrifiant instinct de protection reflété dans les yeux d'Acnologia chaque fois qu'il posait le regard sur sa disciple.

Une gamine sûrement à peine plus vieille que la rescapée du Paradis, qui avait failli être brûlée vive comme dernier recours d'un village terrifié cherchant à faire une offrande aux Dieux pour que la guerre cesse. Elle voulait qu'on l'appelle Mira, et venait juste de s'engager dans l'armée, se créant déjà une réputation d'incroyable combattante similaire à celle gagnée par Anna au même âge.

L'adolescente avait tant de colère en elle qu'il était inévitable qu'Acnologia ne la prenne pas sous son aile, consumé à toute heure du jour et de la nuit par une rage qui serait probablement sa perte le jour où la guerre le laissait sans rien sur quoi tourner sa fureur. Si, bien entendu, le conflit se terminait. Au bout de quinze ans de conflits, difficile d'en voir le bout.

Anna préférait ne pas penser au futur, aux interminables et si. Elle était militaire, son travail était de penser aux risques du présent, et ils étaient bien assez nombreux.

Elle avait encore en elle assez de hargne pour tenir plusieurs années.

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