Le sang de l'assassin (LRDF)

La rose des sables

Lorsqu'elle parvint à la montagne de Jade, Lutea la nomma Crys Branahum, Crocs de Brouillard, car la Montagne était alors lovée d'épais nuages, c'était un matin brumeux. De plus, dans sa solitude, l'Aile de Pluie en avait oublié le parler commun et elle avait créé sa propre langue sans faire exprès, un dérivé du "Pyrrhien". Elle trouva les coins et recoins de l'endroit fort agréable et elle s'y établit, rôdant dans le noir et elle finit par oublier et haïr la lumière. Elle resta seulement un an et demi. Devenue une carcasse rampante et sifflante, elle développa une quadruple personnalité, mais elle partit car la faim la tiraillait trop, le sang était trop rare. Elle déboucha sur le royaume de Sable, et comme elle ne connaissait pas du tout la géographie du continent, elle décida de continuer tout droit. La chaleur accablante la déstabilisa et elle voulut tourner ou retourner en arrière, mais elle avait beaucoup avancé dans les dunes mornes et identiques et elle se perdit. Elle évita les villes - par mégarde, bien sur - mais tomba sur une patrouille de la reine actuelle, Dard, et fut emprisonnée. Elle fut rapidement considérée comme folle, car différentes personnalités changeaient régulièrement.
Heureusement, il y avait peu de lumière et de bruit, et l'Aile de Pluie s'en trouva fort bien. Elle demandait du sang, et laissait la chair, ce qui économisait la rare nourriture dans cette contrée. C'est ainsi que Welwitschia se prit de curiosité pour la détenue qui passait ses journées à se parler à elle même. Welwitschia était une Aile de Sable élégante, grande, gracieuse et très mince - mais ceci était dû au fait qu'elle mangeait très peu, tout simplement parce qu'il y avait peu de nourriture - avec des écailles d'un jaune très pâle, à part en quelques parties de son corps où il devenait plus foncé. Elle avait les yeux plus gris que noirs et  un museau fin, curieux, amusé, rieur. Le seul bijoux qu'elle portait était une petite chaine avec  une citrine au bout. Elle la caressait pensivement, souvent. Welwitschia devait bien sur porter une armure mais elle la posait généralement, car il faisait trop chaud, et ne la remettait qu'à la relève des gardes où lors d'une éventuelle inspection. Ses griffes immaculées n'étaient pas très tranchante et elle était assez timide, studieuse et curieuse, respectueuse et sans ambitions. Elle s'intéressa donc particulièrement à cette prisonnière si différente des autres : c'était une Aile de Pluie, mais on l'avait attrapée vers la frontière nord, c'est à dire vers le royaume de Glace, donc à l'opposé de la forêt de Pluie. Elle se parlait à elle même, ne buvait que du sang et ne ressemblait pas du tout à l'image qui était donnée de son clan : squelettique, agressive, perspicace, rancunière. Une fois, alors que la prisonnière s'énervait sur son repas, dont elle n'arrivait pas à trouver les artères, Welwitschia lui avait lancé avec ironie et humour :

- Allons ! Garde ton sang froid !

L'Aile de Nuit n'avait pas du tout apprécié et avait passé une dizaine de jours au plus profond de sa cellule en pestant à voix basse contre sa geôlière. Celle-ci n'en avait été que plus amusée. Au bout d'un moment, elle apporta avec elle un parchemin et de l'encre et prit de nombreuses notes sur Lutea. Ainsi passa la première année. Welwitschia nomma la détenue Sannguy ("Sanne-gui") car celle-ci refusait de dire son nom si tant est qu'elle s'en souvienne et elle passait le plus claire de son temps à dire " Sannguy" ce qui signifiait tout simplement dans sa langue "sang". Hors, à force de l'écouter parler, l'Aile de Sable finit par comprendre les bases de la langue et tels furent les premiers mots hésitants qu'elle lança à l'adresse de la prisonnière :

- Sannguy az mayère ko o fa ?

Ce qui signifiait à vrai dire " Le sang est-il meilleur chaud ou froid ?". Il y eut quelques instants de silence où geôlière et captive se détaillèrent minutieusement. Et puis finalement, Sannguy sourit, son premier sourire franc et répondit :

- Ko.

"Chaud".
Alors Welwitschia apprit à parler la langue de l'Aile de Pluie et celle-ci réapprit le parler courant. Ainsi, lentement, les multiples personnalités de Lutea se résorbèrent et n'en laissèrent qu'une seule nouvelle, épanouie et amicale. Mais Lutea n'existait plus : elle s'était évanouie avec les autres.