Mirétoile

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Les geôles du Royaume de Glace étaient semblables à celles du Royaume de Sable, à ceci près qu'il faisait nettement plus froid. Humides, sales, grises, sombres, mornes, petites, carrées... Des cellules tout à fait basique. Hors, quand Röra entra dans sa cage, elle sut qu'elle n'en ressortirait pas. Röra ne voulait pas se battre, elle était lasse et déprimée de toutes choses, elle ne voulait plus de la vie mais pas non plus de la mort. Aussi, Röra fut chassée. Où plutôt, elle partit. Lutea était l'alter première - la personnalité première - et elle ne pouvait être définitivement chassée, aussi elle revint et Röra lui laissa volontiers le contrôle. Revint donc la sombre créature rampante, décharnée et folle, assoiffée de sang - au sens propre. Comme elle restait le plus souvent dans l'ombre, tant elle détestait la lumière, les gardes oubliaient de la nourrir une fois sur deux et elle était encore plus affamée. Il n'y avait aucun autre prisonnier dans la rangée de Lutea et elle se parla donc à elle même et ce pendant des années, même si elle n'aurait su dire s'il était passé un siècle ou un mois depuis qu'elle était dans ce trou moisi.

Mais il faut savoir que l'Aile de Pluie - du moins ce qui l'en restait - avait de très bons sens et elle finit par percevoir, un jour, des murmures. Les gardes ne parlaient pas. Les prisonniers non plus à part en de rares occasions mais ils étaient peu nombreux et jamais à coté. Quelqu'un se promenait donc dans les prisons. Elle se mit donc aux aguets et écouta attentivement, bien qu'elle ne parvienne pas à comprendre les mots échangés. Et bientôt, des pas, très discrets cependant, s'approchèrent. Chaque jour, du moins à intervalle régulier, ces pas approchaient, de plus en plus. Lutea gettait, guettait dans l'ombre et un fin sourire se dessinait sur son museau chaque fois que le dragon ou la dragonne se rapprochait. Et puis, une fois, un museau se pointa à l'entrée de l'allée. Etrangement, c'était un Aile de Nuit, à l'air curieux, naïf, un peu craintif, prudent. Croyant qu'il n'y avait personne, il s'engagea dans cette partie et examina les cellules une à une. Lutea remua légèrement dans son coin et il tourna immédiatement la tête vers elle. Il approcha son museau mais il trébucha en reculant d'un coup et s'enfuit. Mais la prisonnière avait ce qu'elle voulait.

Dès que l'heure du repas arriva et que le garde s'approcha de sa geôle, elle lui saisit le poignet et murmura :

- Un Aile de Nuit, craintif, prudent, les écailles rouges aux bords et très noires sur le reste se balade dans vos prisons.

Puis elle le lâcha, mangea, et ne dit plus rien. La réaction ne se fit pas attendre. Bientôt, des cris déchirants résonnèrent et Lutea sourit. Cependant, elle se demandait si les Ailes de Glace avaient attrapé l'Aile de Nuit ou si ils interrogeaient un(e) complice.

Et puis, les cris se tarirent et l'Aile de Pluie fut déçue car elle n'eut plus de distractions et elle se remit à se parler à elle même, puisqu'elle n'avait personne d'autre.
Et ainsi continuèrent les choses pendant un certain temps, mais le temps ici étaient abstrait et indéfinissable, indénombrable. Lutea était certaine au plus profond d'elle même que le dragon reviendrait.

Ainsi, un jour, ou une nuit, qu'importe, elle entendit de nouveau des murmures et des pas précipités. Puis le bruit sourd d'une porte qu'on fait sauter. Une cavalcade.

- Ca y est, il revient... se murmura-t-elle. Ho oui, il revient, enfin. Il reviendrait, c'était certain... Ho oui.

Les pas se rapprochèrent et enfin le museau si bizarre que Lutea avait décrit au garde apparut dans l'allée. l'Aile de Pluie fut très surprise car on aurait pas dit le dragon qu'elle avait vu la première fois : celui-ci marchait avec assurance, avait le regard sévère et empli de colère. Il tenait dans une patte une barre de fer. Il s'approcha de la cellule de la prisonnière qui vint à la lumière, décharnée, la respiration sifflante mais un sourire mauvais sur le museau.

- Qu'y a-t-il Mirétoile ? demanda-t-elle d'une voix grinçante.

Le dragon recula d'un pas, stupéfait.

- Comment connais-tu mon nom ? Je ne t'ai jamais vue !

- Oui, mais moi je te connais très bien... C'est vrai qu'elle est belle cette plage noire... Avec ces bons poissons... Tu n'as jamais envisagé que quelqu'un d'autre puisse vivre sur ta chère grève ? Et puis... Voir le reflet de quelqu'un dans son sang, ce n'est que voir ce qui est inscrit dans ses veines... C'est comme de se voir dans l'eau... N'est ce pas Mirétoile ?

L'Aile de Nuit se reprit et sa volonté se durcit, tout comme son regard et Lutea eut un vague mauvais pressentiment dont elle ne laissa rien voir.

- Ton âme est perdu ! siffla-t-il avec haine. Tu es prisonnières de sombres cachots et tu as perdu toute raison d'être ! Ta traitrise envers un autre détenu a failli couter la vie à un troisième !

- Sauf que tu n'étais pas prisonnier...

- Je suis venu arracher ton esprit et le piétiner si je le peux. A moins que tu ais trop peur, approche et bas-toi pour ton salut !

Sur quoi il ouvrit la grille et laissa tomber la barre de fer qu'il tenait plus loin.

- Tu fais là une grave erreur, susurra l'Aile de Pluie, car je vous rappelle qu'à ce moment là, personne ne connaissait le secret du venin des Ailes de Pluie. Mais à peine eut-elle posé une patte hors de sa cellule que Mirétoile lui donna un violent coup de queue sur le flan. Lutea était squelettique et décharnée, c'est à peine si elle tenait sur ses pattes et elle crut entendre Sannguy, au plus profond de l'autre murmurer "Tu n'es pas de taille... Tu es trop faible..." et sa volonté se fissura légèrement. Lorsqu'elle fut frappée, elle fut aussitôt propulsée contre le mur qui lui entailla toute la partie gauche du corps. Furieuse, son regard lança un éclat brillant de haine. Mais l'Aile de Nuit ne se laissa pas impressionner. Il la saisit à la gorge et la plaqua au sol. Elle ouvrit son hideuse gueule, prête à dégainer son ultime arme mais, croyant qu'elle allait le mordre, Mirétoile utilisa une de ses pattes pour fermer son museau et le plaquer par terre. Voyant qu'elle n'avait plus aucune chance, l'Aile de Pluie changea totalement de comportement. Ses yeux se firent implorants et l'Aile de Nuit fut légèrement déstabilisé qu'elle puisse changer si facilement de facette, mais il tint bon. Car à ce moment, un nouvel alter ouvrit les yeux prit la place de Lutea. Pityée. Mirétoile desserra un peu sa patte sur la gueule de la dragonne décharnée qui parla d'un ton meurtri et apeuré.

- Pitié, pitié Grand Seigneur des Sombres Cachots ! Epargnez le pauvre cadavre nécrosé que je suis ! Un si magnifique roi doit bien avoir de la pitié pour ses sujets !

- La flatterie ne marchera pas sur moi ! gronda le "seigneur". Je ne suis pas roi et je ne veux pas l'être ! ajouta-t-il car une part de son âme avait gardé son innocence de dragonnet solitaire sur sa grève.

- JE NE VEUX PAS MOURIR ! hurla-t-elle en désespoir de cause et Lutea se jeta sur Pityée pour reprendre le contrôle, juste à temps. JE NE VEUX PAS MOURIR, JE NE VEUX PAS...

Sa phrase se perdit dans un gargouillis écoeurant de sang et le corps mou se relâcha et resta étendu, le sang se répandant lentement depuis la large coupure ouverte par Mirétoile. Celui-ci s'écarta et fronça les sourcils. Il s'attarda encore un instant, comme pour vérifier que la sombre dragonne était bien morte, puis il tourna les talons et s'enfuit, rapide et fugace, silencieux, tel une flamme échappée.

Le corps perdit tout contact avec l'esprit, c'est vrai. Mais Lutea n'en devint que plus folle - si ce peut être possible. Elle cligna des yeux, comme sortant d'un rêve avec de nouveaux pouvoirs. Telle une dragonnette émerveillée par un papillon, elle tournoya, découvrant les joies et libertés que d'être un esprit. Et puis sa sombre facette reprit le contrôle et elle éclata d'un rire silencieux et sardonique, car elle savait que finalement, tout n'était pas fini avec Mirétoile. Et tous les Ailes de Glace du palais se figèrent et furent parcourus d'un frisson inquiet, bien qu'ils ne pussent entendre les éclats de rire de l'esprit fou.

Le sang de l'assassin (LRDF)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant