Une course-poursuite désordonnée

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Le secret de la trahison de Welwitschia devait être tenu le plus longtemps possible. Sannguy pouvait être invisible grâce à ses écailles et l'Aile de Sable dut faire de nombreux détours pour passer par des couloirs peut fréquentés, n'être donc reconnue de personne et sortir par une porte dérobée. Ainsi leur fuite débuta-t-elle. Les deux dragonnes partirent en volant et ne firent pas de halte avant le crépuscule. Le soleil couchant nimbait le ciel d'or, de pourpre, de vermillon, d'orangé, de rubis, de rouille, de sang , de vermeille, de nacarat, de coquelicot, de ponceau, de carmin, de cinabre, de falun, d'alizarine, d'andrinople, de feu, de passe-velours et de rosso corsa pour n'en citer que quelques uns. L'astre rayonnant une dernière fois, incendiait les dunes et les parait de milles couleurs indéfinissables qui les rendaient plus différentes et plus belle que lorsqu'elles gardaient leur jaune délavé et morne. C'est là que les deux fuyardes s'arrêtèrent, s'installant sur une dune et profitant du spectacle éblouissant, jusqu'à ce que le soleil jette un ultime rayon et laisse le noir s'installer, uniquement troublé par les trois lunes se levant et les étoiles brillantes. La première face blanche était à son premier quart, la seconde était pleine et la dernière aux trois quarts. Puis, sentant le danger oppresser son coeur, Sannguy pria sa compagne de reprendre leur course et elles ne tardèrent pas plus.

Il faisait froid, la nuit, dans le désert, et les fugitives voyaient de petits nuages se former tendis qu'elles respiraient. Elles ne s'arrêtèrent pas avant que la rivière, pâle au loin n'apparaisse. Elles attendirent d'être sur son lit où elles purent manger, boire, se rafraîchir et se reposer. Elles attendirent que l'aube éclaircisse le ciel nuageux puis elles repartirent. Le royaume de ciel était beaucoup plus accueillant que celui de sable. De vastes pleines vertes s'étendaient a perte de vue. De hautes montagnes s'élevaient a pic, rocheuses et raides. Hélas, le paysage se répétait assez souvent et il finit par être lassant. Mais c'était toujours mieux que le désert, le climat était plus tempéré, il y avait plus de nourriture et c'était tout de même un peu moins morne et répétitif. Enfin, les deux dragonnes essayèrent de trouver une grotte où s'abriter et s'établir, lorsque le soir vint à tomber, a nouveau. Cependant, elles ne trouvèrent pas de refuge et commencèrent à s'inquiéter. Les Ailes de Ciel étaient très territoriaux et faisaient des patrouilles régulièrement. Il fallait donc que les fugitives se cachent au plus vite. Les montagnes ne manquaient pas de coins et recoins mais ils étaient petits et étroits et aucune des deux dragonnes ne parvenait à s'introduire assez profondément pour être invisible.

- Les Ailes de Ciel doivent connaitre toutes les grottes où l'on peut s'abriter... et se cacher. Il ne faut pas compter sur les nuages, ou sur une fuite par le biais aérien, ils nous battraient à plat de couture. Ils ont une vue de rapace, ils nous repèreront sans difficulté si nous restons à terre, récapitula Welwitschia.

- Accélérons. Plus nous serons mobiles, plus ils auront du mal à nous repérer, renchérit Sannguy.

Le silence revint et la nuit glissa sur leurs sombres silhouettes disparaissant à l'horizon.
Hors, un petit groupe de dragons à la vue perçante et aux larges ailes, posés sur un épaulement rocheux, aussi immobiles que des statues, observaient les ombres se confondant dans les ombres. Sans avoir à se consulter, pas même besoin de se regarder, ils prirent leur envol d'un même mouvement et se dispersèrent. Du moins en apparence : ils partaient chacun d'un côté mais volaient tous dans la même direction. La chasse était lancée.

Tendis que la nuit avançait, les soucis des fugitives augmentèrent. Toujours aucun signe des propriétaires du royaume de ciel. "De mauvaise augure... Vont nous tomber d'ssus et on pourra rien faire qu'je dis..." ne cessait de marmonner Welwitschia avec inquiétude. Et bien c'est très précisément ce qui arriva. Alors qu'elles venaient de contourner largement le palais de la reine de Ciel, et qu'elles continuaient leur route depuis quelques kilomètres, les riverains passèrent à l'action.

Un premier bataillon surgit devant les fugitives qui étouffèrent des exclamations de stupeur, puis un second leur bloqua l'accès de droite, un troisième les empêcha de se replier à l'arrière et un quatrième termina le cercle à gauche. Chaque bataillon comprenait au moins cinq Ailes de Ciel, armés, entrainés, coordonnés, précis et rapides. Très rapides. Trop rapides. En quelques instants Lutea reprit le contrôle et, possédant un instinct de survie sur-développé, elle sut instantanément comment protéger l'hôte - le corps. Lutea et Sannguy, alors, ne cessèrent de switcher. Sannguy tira Welwitschia avant que Lutea ne fonce vers le sol. Rapide et agile, elle plongea dans un fourrée où elle devint invisible. Elle eut juste le temps de sauter sur Welwitschia pour la cacher. Les Ailes de Ciel étaient sur elles. Ils remarquèrent le camouflage, car il était loin d'être idéal : un bout de queue et d'aile dépassaient. Les dragons rugirent et renversèrent Lutea, révélant la supercherie. Les fugitives passèrent aussitôt en mode attaque. Elles éliminèrent rapidement les premiers dragons à porté de patte puis Sannguy s'empara du corps et s'écarta d'un bond.

- Imprévisible ! murmura-t-elle soudain pour elle même.

Elle se tourna vers l'Aile de Sable et s'écria, dans sa langue secrète :

- Imprévisibles, nous devons être imprévisibles !

Puis Lutea reprit le contrôle et s'élança vers la mer, vers les frontières septentrionales du royaume. Welwitschia la suivit. Les Ailes de Ciel étaient beaucoup de choses - grincheux par exemple - mais ils étaient très organisés et coordonnés. Ils se replacèrent instantanément pour leur bloquer de nouveau le passage. Mais Lutea monta brusquement, et redescendit en piquer, puis se mit à aller en zigzaguant, et en clignotant, passant de visible à invisible, montant et descendant sans que quoi que ce soit et de logique. Désorientés, les Ailes de Ciel ne purent l'arrêter, car ils ne pouvaient prévoir ses mouvements. Welwitschia eut plus de mal mais elle comprit la technique et la mit en application. De plus, elle pouvait tenir ses assaillants à distance avec son dard. Elle rejoignit Sannguy et ensemble, elles parvinrent à franchir les falaises septentrionales qui marquaient la fin du territoire Aile de Ciel - et le bout de l'aile du dragon que formait Pyrrhia.
Après quoi elles reprirent un vol plus ordonné et elles restèrent près de l'eau afin de pouvoir s'y réfugier si jamais les dragons célestes les rattrapaient. Un des bataillons partit d'abord à leur poursuite mais ils abandonnèrent rapidement et rentrèrent chez eux. Cependant, les deux dragonnes étaient certaines que les frontières seraient très surveillées pendant longtemps.

Elles continuèrent leur route au nord, ne sachant trop où elles allaient et conscientes qu'elles devraient bientôt trouver une terre où se reposer, et après revenir vers le continent.

Mais, après de longues heures de vol discontinues et meublées de peu de paroles, une terre se profila à l'horizon. C'était une ile, vaste pour autant qu'elles puissent juger, et volcanique, vraisemblablement. Mais ce n'était pas ce qui les frappa, tout d'abord : des dragons. Des dragons partout ! Ils volaient, chassaient dans les maigres forêts, marchaient, discutaient, s'activaient, travaillaient, et cetera. Mais plus encore, c'était le peuple secret et perdu des Ailes de Nuit.

Etant donné que leurs précédentes relations avec les peuples de dragons s'étaient plutôt mal passées, Welwitschia et Sannguy ne tergiversèrent pas longtemps : mieux valait qu'elles se cachent de cette civilisation. Elles devaient à tout prix se reposer, elles ne pourraient plus continuer d'avancer longtemps comme cela. Elles firent donc le tour de l'ile et, ayant repéré une belle plage noire, étrangement jonchée de coquilles d'oeufs, elles s'y posèrent discrètement. Elles découvrirent une cavité rocheuse assez grande pour les accueillirent et s'y installèrent.

C'est ainsi que non pas quelques jours passèrent mais quelques années. Elles voyaient régulièrement des dragons lancer des oeufs à la mer, noirs et comme calcinés, et ces oeufs ne revenaient jamais.

Sauf, ce jour là. Sauf ce jour là qui signa la fin de Sannguy. Ce jour là, un oeuf, qui venait d'être lancé dans les flots noirs, revint sur la plage, porté par les vagues. La coquille se brisa et sous les yeux des deux dragonnes cachées, un petit dragonnet visqueux en sortit. Mais il n'était pas "normal". Ses écailles étaient comme le charbon et les extrémités de son corps - les ailes, le museau, la queue, les pattes, ... - étaient rouges vifs. A peine né, il tituba vers l'eau et recula tout d'abord devant le contact froid de la mer. Mais s'y étant accoutumé, il observa son reflet... et au-delà.

Sannguy leva les yeux au ciel, se demandant ce que cet étrange être pouvait fixer avec tant d'admiration.

Bien qu'elles soient à peine visibles car cachées en grande partie par les nuages, de minuscules points blancs scintillaient dans la voutes célestes. Des étoiles...

Le sang de l'assassin (LRDF)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant