Chapitre 15 - S'embrasser

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Adam pénétra sur la petite place où se trouvait la librairie avec la sensation de ne pas y être venu depuis des lustres. Pourtant, rien n'avait changé. Le platane, les racines boursouflant le goudron, la glycine au-dessus de la devanture, le banc, le présentoir à bande-dessinées. Tout était là, comme si le temps s'était figé depuis sa première venue. Comme une carte postale.

Alors qu'il s'avançait vers la boutique, dont la porte était grande ouverte, M. Lefèvre en sortit, un journal sous le bras. Il comptait profiter de l'absence de clients pour s'offrir quelques minutes de lecture au soleil. Il remarqua Adam et lui accorda un signe accueillant de la main.

- « On a mis une sacrée raclée à ces vantards d'américains ! Regarde ça. - l'aborda-t-il en lui glissant sous le nez la page des résultats sportifs. - Encore une victoire et on est assurés d'être sur le podium cette année. »

Ils discutèrent quelques minutes des actualités puis le libraire lui confia, avec un regard malicieux, qu'il ne lui tenait pas la jambe plus longtemps et que sa fille était à l'intérieur. Adam se retira poliment et entra dans la boutique. Agathe n'était pas derrière le comptoir comme à son habitude, alors il appela son nom. Elle lui répondit aussitôt depuis le fond de la pièce. Il s'avança dans la direction de sa voix et vit sa tête dépasser au bord de la dernière étagère.

- « Par ici ! »

Croiser son regard lui fit un drôle d'effet. Il se sentit quelque peu intimidé par sa présence à quelques mètres de lui, et ralentit malgré lui le rythme de ses pas dans sa direction. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, ils avaient échangé leur premier baiser. Ça comptait énormément pour Adam mais il était incapable de déchiffrer ce que cela représentait concrètement pour Agathe. Est-ce qu'elle l'avait fait uniquement pour leur donner du courage ? Est-ce que cela signifiait qu'elle avait également des sentiments pour lui ? Est-ce qu'ils étaient en couple désormais ? Il s'était posé beaucoup de questions ces derniers jours, et la voir en vrai le troubler d'autant plus.

Il finit par la rejoindre dans la section des recueils de poésie. L'étroite allée était jonchée de piles de bouquins. Il y faisait plus sombre. Les rayons du soleil, bien qu'ils inondaient de lumière l'entrée de la librairie en s'engouffrant à travers les larges fenêtres de la vitrine, perçaient difficilement jusqu'aux dernières étagères. Agathe faisait courir son doigt sur les reliures, cherchant un nom d'auteur précis. Elle s'arrêta au milieu de la rangée et en sortit deux livres dont elle lui présenta fièrement les couvertures.

- « Tu as déjà déchiffré des calligrammes d'Apollinaire ?

- Au collège, je crois qu'on en avait étudié un sur un œil, un oiseau et un jet d'eau.

- Classique. »

Elle s'assit à même le sol et poussa du plat de la main une pile de livres pour inviter Adam à en faire de même. Il s'adossa à l'étagère, face à elle, les jambes repliées inconfortablement contre son buste à cause du manque de place. Le coin d'un volume de Paul Eluard lui rentrait dans le haut des lombaires mais il fit fi de la douleur. Agathe accola son genou au sien, comme si de rien était. Il prit dans ses mains le livre qu'elle lui tendit et le feuilleta, découvrant au fils des pages des dessins formés de lettres distordues. Ils se lurent à voix hautes plusieurs calligrammes, penchant ou bien le visage ou bien le livre pour suivre la courbure des phrases. De temps en temps, Adam relevait le regard et il croisait brièvement celui d'Agathe qu'elle dissimulait aussitôt entre les lignes d'un poème. Il comprit rapidement son petit jeu et se para d'un sourire ravi. Aujourd'hui serait le jour où il obtiendrait réponse à ses questions.

- « Tu arriverais à lire celui-là ? » - demanda-t-il en lui désignant un poème dont la position des mots représentait une fontaine.

Elle posa son livre sur le sol pour prendre précautionneusement celui d'Adam entre ses doigts. Il vit dans les plis autour de ses yeux qu'elle se concentrait pour trouver la solution. Il bascula en avant pour changer de position et se mettre accroupi devant elle, un genou à terre. Il croisa les bras, laissant ses coudes reposer innocemment sur les genoux de la jeune fille, et approcha son visage le plus près possible. Il vit le trouble se peindre sur son visage. Elle tenta d'ignorer le rapprochement du garçon et lui lut tant bien que mal les vers du calligramme, butant sur certaines syllabes plus difficiles à déchiffrer que d'autres.

Et Tout Faire ValserOù les histoires vivent. Découvrez maintenant