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Genre : humour, romanceOn se donne toujours rendez-vous à 10 heures précises. À la salle de pause. On prend un café tous les quatre : Sylvia, Marc, Thierry et moi. On travaille dans des services différents, mais ce moment-là, c'est à nous.
Thierry mon chef : service contentieux. Il a cinquante-trois ans, n'est pas sportif pour deux sous et il a la chance que ça commence seulement à se remarquer. Quelques rides naissent au coin de ses yeux, ses cheveux virent au poivre et sel... Bref, je vous l'accorde, le portrait que je vous brosse n'est pas très folichon, mais habituellement, son sourire le sauve. Oui, habituellement, car là, ce n'est pas que je lui cherche des excuses, mais, en ce moment, pour lui, c'est difficile. Il est papa de deux grandes filles de treize et quinze ans et d'un petit garçon qu'il vient d'avoir avec sa seconde épouse. Conséquences directes des réalités énoncées ci-dessus : cerné jusqu'au cou, irascible... En résumé, un Thierry comme on n'en voudrait pas toute l'année. Ces derniers temps, le soir avant de m'endormir, j'essaie de chanter des berceuses à son fils par télépathie. Je veux retrouver le Thierry d'avant. Visiblement ça ne marche pas.
Sylvia : services achats. Quarante-cinq ans. Elle a un fils unique de six ans. Toute sa vie. Son mari est un figurant. Il est rarement à la maison, il est routier. Dans le couple, c'est elle qui porte la culotte (et peut-être les jarretelles dans l'intimité, mais cela ne nous regarde pas...). Elle est féminine jusqu'au bout des ongles. Brune, la frange rebelle, des yeux d'une couleur indéfinissable mélangeant la noisette et l'émeraude, elle sait toujours choisir la tenue qui la met en valeur. Tout le monde dit que dans dix ans, je serai son portrait craché. J'aimerais bien.
Marc : service juridique. Quarante ans. Marié, pas d'enfant. Ou alors pas légitime. Une maîtresse dans tous les ports. Mais seulement officiellement avec trois d'entre elles à la fois. Il me l'a dit, trois c'est un bon chiffre, il faut s'y tenir. Il est beau comme un dieu grec, le parfait croisement entre Bradley Cooper dans Happiness Therapy (pour les yeux) et Christian Bale (pour tout le reste). Inutile de lui résister, s'il vous veut, il vous aura. Il sait choisir ses proies. Les plus fragiles, comme moi.
Moi : trente-cinq ans. J'ai demandé mon changement de service quand la femme de Marc a commencé à avoir des soupçons. Je suis peut-être naïve, mais pas inconsciente. Je préfère laisser le crêpage de chignons aux deux autres. Pour moi, le café, c'est aussi ce moment où lorsqu'on parle de choses et d'autres, parfois je peux sentir ce regard qui dit « moi je l'ai vue toute nue et pas vous, nananère ». Marc, c'est un pauvre con, mais je suis sous son charme.
Ce matin, je me suis levée de mauvaise humeur. Dans ce cas-là, une seule solution. Écouter Budapest de George Ezra. Je me demande comment j'ai survécu jusqu'à présent. Cette chanson me fait un bien fou. J'ai regardé le clip sur un site de vidéos en ligne et je m'interroge encore : comment un petit gars comme lui peut avoir une voix pareille ? Vous l'avez vu ? Non ? Allez jeter un œil, ça vaut le détour (enfin je trouve).
8 h 45. J'arrive au boulot. C'est un open space. Moderne, coloré. Le designer a hésité longtemps entre le blanc, le vert anis, l'orange pétant et le bordeaux (cépage Merlot 2012) pour la déco. Finalement, il a mélangé tout ça. Dépressifs s'abstenir, vous risqueriez d'avoir la nausée. Pour les autres, ça va, on y survit. Par contre, pour l'intimité, on repassera. Personne n'osera jamais me le dire, mais on est tellement proches que, parfois, l'interlocuteur que j'ai au bout du fil entend plus les commérages de mes voisines d'à côté que ce que je suis en train d'essayer de lui expliquer. D'ailleurs, en général, dans ces cas-là, je me sens moi-même un peu perturbée (enfin, s'il n'y avait que dans ces cas-là...).
Bonjour Karine, bonjour Jennifer. Pas de réponse. Elles ont les yeux rivés sur l'écran, comme hypnotisées par quelque chose que je ne pourrais pas saisir. Je me répète. Quand le chef sort de son bureau, je comprends. Il est de mauvais poil et je constate que mes prières ne se sont pas exaucées. Officiellement, on n'avance pas assez vite. Ces dossiers doivent être bouclés ce soir. C'est Marc qui va être déçu. Je suis la seule célibataire sans enfant. Je vais devoir m'y coller. Dommage, aujourd'hui, j'avais mis mes escarpins rouges. C'est notre langage codé avec Marc. Si je porte quelque chose de rouge, c'est que je suis dispo. Si c'est noir, c'est tout le contraire. Je ne veux pas le voir. Honnêtement, ça arrive rarement. Dernièrement, je suis un peu fatiguée, je n'ai plus le goût de sortir entre copines. Je n'ai plus le goût à rien en fait. Passer du temps avec lui me change les idées. Ça m'évite de réaliser à quel point les journées se ressemblent. Je me sens lasse. Je mets un casque sur mes oreilles et j'écoute à nouveau ma chanson fétiche, espérant qu'elle me remotivera un tant soit peu.
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L'histoire de la vie
Short StoryRecueil de textes courts Tendres, émouvants ou drôles, découvrez les moments de vie cueillis dans la vie de mes personnages. Temps de lecture : varie de 1 à 15 minutes par nouvelle (chapitre)