Le feu du salon

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01 Mai 1833 - Dans le Cantal, sur la colline de Ruynes-en-Margeride devenue désormais familière

Le printemps toquait enfin à la porte de Ruynes-En-Margeride. Le bruit sonore d'un poing sur une porte qui ne permet pas de deviner la venue de l'inconnu. Mais enfin. Louise et Honoré en avaient bavé, et vivaient dorénavant dans leur maison, qui avait résisté aux affres de l'hiver cantalien. Louise aimait cette période de l'année, où elle se risquait à sortir un pied de leur cocon, à la première heure du jour après avoir bu sa tasse de thé parfumée aux graines de thym. Emmitouflée dans la chaleur rassurante du foyer, la main de Louise se posait sur le pommeau de la porte d'entrée dont le centre était orné d'un bois de rose éclatant. Honoré, pour fêter l'année qui venait de s'écouler, l'avait acheté à un voyageur qui, tout comme lui, s'était retrouvé à Ruynes-en-Margeride, le monde semblait finalement si petit. Louise prenait une inspiration profonde, et fermant les yeux, ouvrait brusquement la porte. La morsure du froid réveillait lentement sa peau alanguie. Elle aimait sa chair de poule, c'était comme un rappel à l'ordre des chênes sombres qui se dressaient en bordure de la colline, et qui lui rappelait que rien n'était acquis, tout pouvait être reconstruit.

« Louise, ferme la porte d'entrée, tu veux, le soir tombe », marmonna Honoré, qui se préparait à accomplir sa tâche quotidienne.

Car oui, il ne lui restait qu'une seule à faire, entretenir le feu du salon. Il n'acceptait que personne d'autres ne le fasse, cette tâche était la sienne, et il voulait l'accomplir quotidiennement et solennellement. Après avoir érigé tous ces murs, cloué ces planches, il voulait de nouveau que la paume de ses mains soit en contact avec le bois. Allumer ce feu, c'était prendre une nouvelle fois les rennes de sa vie, mettre ses pieds dans ses bottes et redresser la tête. C'était aussi une manière de se sentir en vie, de voir la vie en des couleurs moins sombres que l'œil d'un néophyte pouvait percevoir. Une manière également de se sentir entouré par les gens et surtout celle qu'il aimait. Entretenir le feu du salon était une sensation grisante de constater qu'autour de cet âtre bombé de chaleur et capitonné par des murs, se dressait un être presque vivant fait de briques, de chaume et de bois qui les protégeait et les accueillait dans son univers douillet et originel. Cette créature était devenue l'ambassadeur du village, elle avait un cœur qui battait à présent, le feu du salon. Donner un pouls à sa créature ne pouvait se faire qu'avec une tasse de thé à la main, celui que Louise avait préparé pour son escapade. Il laissait échapper une fumée dont l'œil se laissait perdre. Ses pieds douillettement engoncés dans le feutre de ses charentaises. Louise aimait les appeler les « silencieuses » d'Honoré. Où avait-elle bien pu trouver ce terme ? Se déplaçait-il comme un loir pour aller d'une pièce à l'autre ? Oui, Honoré éviter de faire crisser la semelle de ses charentaises sur le parquet, à la manière d'un castor aux pieds trop larges, et son allure grotesque la faisait rire. Le printemps était désormais bien installé, ses « silencieuses » étaient – elles encore nécessaires ?

Oui le printemps était là, Honoré continuait d'insuffler vie à ce feu. Louise avait fini par accepter ce rituel presque tribal, qui semblait crucial pour son compagnon. Elle le voyait d'un geste théâtral brandir le tison qui devenait une baguette de chef d'orchestre. Le bras et le tison dirigés unilatéralement dans la direction de l'âtre, ses pieds un peu cambrés comme si Honoré allait s'apprêtait à invectiver sa brigade, il bousculait les braises qui se cognaient les unes contre les autres. La croûte noire et brûlante du charbon se pâmait rapidement d'un rouge éclatant, écarlate. Les braises, en roulant, baguenaudaient autour des buches, et le tison au bout du bras, Honoré se sentit apaisé, faire partie d'un tout. Les braises, la chaleur, la fumée. Ce feu permettait d'associer un univers à la fois primaire et artistique, les flammes s'entremêlant et s'embrassant les unes aux autres. L'homme devait capter par son regard ces richesses dont la vit regorgeait. Soudainement, le chef d'orchestre constata avec inquiétude, que sa brigade s'essoufflait, le rouge écarlate devenait grenat. Il lui fallait une seconde bûche de toute urgence pour garnir l'âtre et terminer le concerto.

Honoré se dirigea à pas lent vers le porte-bûche voisin du chien en bois de la cuisine. Honoré sourit en voyant ce chien, responsable de la chute de sa bien-aimée durant l'hiver dernier, son civet de lapin entre les bras. Décidément, il aurait vraiment dû sculpter un dog allemand au lieu d'un basset. Pourquoi avait-il choisi cette race de chien rampant ? La bûche une fois entre les mains, Honoré se dirigea à pas lent vers l'âtre, Louise l'observant la porte une fois fermée, un sourire au bout des lèvres. Intuitivement, avant de lâcher le rondin dans le feu, Honoré parcourut à l'aide de ses doigts toutes les stries de l'écorce jusqu'à atteindre les cernes de la buche. 1, 2, 3, 4, 5... L'arbre avait 5 ans, il a été coupé en temps voulu. Honoré à contre-cœur, lâcha la bûche dans le foyer. Celle-ci écrasa les vieilles braises, et le feu semblait quelque peu éteints, en attente d'une nouvelle pulsation. Puis brusquement, le balai des flammes revint s'animer. Louise se rapprocha d'Honoré, happée par la beauté du feu. Il n'y avait une nouvelle fois rien de plus à dire, tout était là.

Retrouver (tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant