Le bock du Bougnat

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11 Mai 1833, dans le 14 ème arrondissement

Louise déboucha sur la place au pied de l'immeuble après avoir ouvert le portail en fer de la cour interne. Le tintement des verres sur les tables de terrasse, les rires des clients occupés à beurrer leur tartine sur des tranches de baguettes fraichement sorties du four à pain, le bruissement des feuilles au- dessus de leur tête la réveillèrent, la stimulèrent pour découvrir son nouveau foyer. Louise s'attarda sur les branches des platanes qui continuaient à se reverdir de nouvelles feuilles après un hiver rude, elles se balançaient mollement au-dessus des clients, comme pour inviter le genre humain à penser aux vacances, à souffler au-delà des intrications et des conflits. Louise se sentit de plus en plus apaisé, et se dirigea vers l'entrée du Bock du Bougnat. Elle voulait parler avec quelqu'un d'ici, échanger quelques mots n'importe quoi. Louise poussa la porte du café et un gamin en sortit en riant se faisant houspiller par un vieil homme assis au comptoir du bar, son café à la main.

- « Rends-moi mon journal, tu ne sais même pas lire ! »

Le vieil homme, affublé d'une casquette terne, voulait occuper son esprit en parcourant inlassablement les lignes de son journal. Une manière comme une autre de se sentir présent dans ce bas-monde, mais son plaisir secret était l'entretien de ces moustaches, dont le volume ne laissait presque plus voir le contour de ses narines. Il parcourait inlassablement les lignes de son journal en jouant avec ses cornes d'abondances d'auvergnat au bout du nez, se disant que sa main ne pouvait plus manier la truelle, et qu'il fallait bon gré mal gré l'occuper à quelque chose. Alors pourquoi pas sa moustache ? Cette sensation furtive mais profonde de se consacrer à son activité favorite, lui permettait de retrouver la candeur du gamin qui cherchait les légumes restants dans la bonne potée chaude de sa grand-mère. Est-ce qu'il restait encore des navets ? Il n'allait certainement pas en trouver dans sa moustache, mais le geste de son index à travers les poils de sa moustache lui procurait un plaisir indicible et enfantin.

- « On ne vous laisse jamais lire le journal ici, j'ai l'impression », débuta Louise, amusée par la répétition de ce jeu des enfants qu'elle pouvait même retrouver à la capitale.

- « Non, mais j'aime quand même ce lieu, et ça permet de retrouver ma terre d'origine. »

Louise, observa de nouveau le vieillard, elle retrouvait chez lui cette tête pataude mais vigoureuse d'auvergnat. Le regard enfermé dans les rides de son visage, elle avait l'impression qu'il ne fallait pas trop en dire mais simplement ressentir. Et elle se trouvait bien avec lui.

- « Vous venez également d'Auvergne. J'ai débarqué hier à Paris, pour découvrir la capitale. Je ne sais pas ce qui m'attend ici mais j'ai hâte de me balader dans les rues de cette ville. J'ai rencontré hier une famille amenant leur fils inanimé à l'hôpital des enfants trouvés. Que s'est-il donc passé ici ?

Le vieil homme regarda maintenant Louise qui le dévisageait l'air interrogateur.

- « 'Mesfisa-te', ma bonne petite dame, tu ne sais pas où tu as mis les pieds. 'Bailar a beure', Dominique, il commence quand même à faire soif. Et redonne moi un journal, ces fichus moutards viennent encore de me le voler. »

- « Pourquoi est-ce que je devrais me méfier ? Je n'ai l'envie de déranger personne, je ne fais que voyager et rencontrer, c'est tout ce que je demande »

Louise se sentit brusquement mal à l'aise et se frictionna les bras comme pour se réchauffer. En levant la tête, elle croisa au fond du bar le regard d'un homme seul, le teint livide et maladif, se couvrant la bouche à l'aide d'un mouchoir de soie. Cet homme, frêle mais digne se détachait du décor de la salle. Il semblait se trouver ici pour un simple intermède, une parenthèse qu'il s'accordait dans sa vie habituelle. Aucun café n'était posé devant lui sur sa table, seul un encrier rayé et poussiéreux trônait en plein milieu. Quelques tâches d'encre sur la nappe dessinaient le mouvement de son bras, de l'encrier vers la feuille. Celles-ci étaient toutefois séchées, son bras n'avait pas du esquisser le même mouvement depuis un long moment. Une parenthèse bien longue pour cet homme dont le regard oblique, qui se auparavant se perdait entre les tonneaux de vins achetés pour être stockées dans la remise, s'incurvait inexorablement vers Louise. Il triturait nonchalamment une plume d'oie entre ses doigts qui ne ressemblait maintenant plus à grand-chose. Sa tête reposée parfois dans l'autre main, semblait ce matin trop lourde des pensées qui semblaient l'habiter et dont Louise n'arrivait pas à en distinguer la teneur. Pourquoi me regarde-t-il avec cette insistance ? L'homme ne décollait plus son regard de Louise, qui tentait vainement de déchiffrer les intentions de l'inconnu. Soudainement, l'homme se releva brusquement de sa torpeur, et vint mécaniquement entortiller sa fine moustache. Il semblait chercher le liant, au-delà des murs du bar auvergnat, pour la construction d'un univers fictif, peuplé de personnages, d'intrigues et de larmes qu'il avait déjà couchés sur le papier de sa prochaine œuvre. Mais pour l'instant, cette précieuse moelle littéraire était encore dans son esprit et il n'arrivait pas à l'extraire de son esprit. Ses personnages allaient devoir se serrer pour l'instant la ceinture.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 16, 2022 ⏰

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Retrouver (tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant