4 Mai 1833 – A l'auberge de Ruynes-en-Margeride
- « Mademoiselle ... », lança un client éméché, plus intéressé par les hanches de la serveuse que par son bock de bière.
- « Héla, plutôt tous les hommes haïr que le bock de bière fuir ! Et pour vous Monsieur, ce sera ? », répondit au passage la jeune serveuse, sillonnant entre les différentes tables comme une feuille suivrait les rapides d'une rivière.
- « Je prendrai simplement un verre de rouge, merci », répondit Honoré.
C'était la première fois qu'Honoré la voyait ici, lui qui avait passé de nombreuses soirées au bar, à se triturer les méninges pour trouver le moyen le plus simple de construire sa maison. Des monceaux d'idées, toutes plus farfelues les unes que les autres, avaient germé ici, écrites sur un coin de table entre deux rasades de bière. Honoré aimait bien cette atmosphère à la fois chaleureuse et incertaine, que seule cette auberge de la région recelait pour le visiteur fatigué. La vie ici était en perpétuelle évolution, le climat entre ces murs n'était jamais le même, les gens paraissaient parfois pressés sans esquisser le moindre regard à son voisin d'à côté, ou parfois fatigués par une journée harassante à travailler la terre. Tantôt les gens s'activaient lorsque le repas de midi sonnait, le maraîcher de la place du village, pour ne pas manquer la venue des habitués sur son étal, engloutissait rapidement une truffade, faîte de pomme de terre et de tomme fraîche, dont l'assiette lui brûlait les doigts. Tantôt, le soir une fois tombé, les derniers villageois non encore rentrés pour souper, s'attablaient pour déguster des brochettes de poisson, que le patron confectionnait à partir des invendus de sandre, de brochets et de perches de la journée, accompagnés de quelques tomates confites et de pommes de terre dans le faitout de la truffade. Le patron, lui, était au fourneau, et par excès de fatigue ou de fénéantise, ne faisait jamais tremper son faitout entre le service du midi et du soir. Les pommes de terre restantes, collées au cuivre du bol, conservaient la saveur de la tomme du midi. Dans ce mouvement humain perpétuel, un homme restait immuable, atemporel. Honoré sourit en apercevant Nicolas, ce vieux briscard de soldat, assis au comptoir comme un phoque sur un rocher, attendant benoîtement la venue d'un brochet un peu trop prompt à sauter dans sa gueule, et devant le tenancier qui nettoyait pour la n-ième fois ses bocks en scrutant l'heure de l'horloge. Nicolas faisait bel et bien partie du mobilier de l'auberge, bien que celui-ci ait l'extraordinaire capacité sensorielle de pouvoir bouger quand nécessité se faisait sentir. Son voisin de comptoir à côté du mur était un vaisselier imposant, qui présentait au visiteur les dernières assiettes en porcelaine du patron, entouré d'un liseré bleu. Des instantanés de vie, momentanément offerts au regard du visiteur lorsque celui-ci choisissait de poser son séant sur les tabourets rembourrés de l'auberge.
Son bock une fois éclusé, Honoré choisit de rejoindre Nicolas au comptoir pour le saluer.
- « As-tu déjà atteint une fois la satiété ? », demanda Honoré en balançant un grognement satisfait.
- « Quand les poules auront des dents. Mais je te connais. Si tu es ici devant moi, c'est que tu as quelque chose à me demander ... », répondit Nicolas, le regard finalement extirpé des bulles de sa bière par la venue de l'intrus.
- « Tu as peut-être raison, je ne le sais pas encore, je n'ai pas décidé ce que je vais faire. »
- « De quoi parles-tu ? »
- « Louise me demande de l'accompagner à Paris. Quitter Ruynes et partir pour Paris, cela a t'il le moindre sens ? Je ne sais pas ce qu'elle projette de faire. Souhaite-t-elle tout lâcher et partir encore une fois à l'aventure, sans rien, avec ses rêves pour seul bagage ? Ne sait-elle donc pas ce que cette région représente pour moi ? Ne perçoit-elle pas que notre avenir dans cette maison se conjugue à deux et peut-être à trois ? Pourquoi, d'un coup, lâcher au débotté une idée qui n'a aucun sens, aucun avenir, aucune légitimité ? », harcela de questions Honoré sans même espérer de réponses de la part du soldat, qui observait le propriétaire astiquer ses bocks.
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Retrouver (tome 2)
ContoLes tourtereaux sont enfin installés dans leur cocon au fin fond du Cantal, dans le village de Ruynes -en-Margeride. Le bonheur de pouvoir glisser ses pieds dans le feutre de ses charentaises, comme le dit Honoré. Le bonheur de contempler un bon feu...