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     Le moteur d'une voiture s'éloignant m'a réveillée. J'ai ouvert les yeux. Tout m'est alors revenu en tête et je me suis dit que je venais de perdre un jour de plus. Après être restée une semaine à l'hôpital, j'étais rentrée hier en sachant ce que je n'aurais jamais voulu savoir. Ce que je redoutais le plus. Ce qui m'avait fait pleurer toute la nuit. Ce qui me rongeait la chair jusqu'aux os. C'était encore plus atroce que la fois où l'on m'avait annoncé que j'avais une grave maladie. C'était immensément plus atroce. Non, pas « atroce », effroyable...effroyablement sans espoir. C'était la fin du début de la fin.

     J'avais accepté le divorce de mes parents. J'avais supporté les moqueries des élèves à l'école. Je me mordais les doigts, mais je tenais bon face à ma marâtre de belle-mère. Je me battais contre tout, mais ça c'était insurmontable mentalement et physiquement. Face à cette machine infernale, je n'étais plus qu'une poupée de porcelaine brisée au sol. Je ne pouvais plus me lever et faire semblant de sourire. Si je me levais, au premier croisement de regard, je fondrais en larmes et tout le monde verrait combien j'étais vulnérable à l'intérieur. Combien j'étais remplie de petits vers dégelasses qui me pourrissaient de l'intérieur. Alors, je n'avais qu'une seule envie aujourd'hui, me morfondre dans mon lit pour rester loin des regards et des « est-ce que ça va ? ». M'empêcher de sourire faussement. M'empêcher de fondre en larmes. Oublier. « Oublier » s'est aussitôt associé à la nourriture.

     Voilà comment je panse mes blessures : je mange. Pansais, pour être exacte.

     J'ai commencé à être boulimique après le départ de ma mère, lorsque j'avais huit ans. Elle ne m'a jamais dit pourquoi elle était partie. Et lorsque vous êtes enfant, vous croyez que c'est de votre faute.  Mon père ne m'a jamais expliqué la raison de son départ et je n'ai jamais osé le lui demander.  Il m'a fallu trois ans pour arrêter de manger sans avoir faim, de manger pour noyer mon mal-être. Trois ans de plus pour perdre tout le poids accumulé. Ce que je retiens de cette partie de ma vie, c'est que bizarrement quand une fille est en sous poids, on pense qu'elle  est malade ou anorexique et on la prend en pitié. Mais lorsqu'une fille a des rondeurs, tout de suite, on l'a traite d'obèse et on la prend pour un être dégelasse et répugnant qui ne fait que manger. On ne pensera jamais d'elle, qu'elle a des problèmes de santé ou de bonnes raisons de se laisser aller de cette façon.

     Au moment où j'ai ouvert la porte de l'armoire dans laquelle se trouvaient les biscuits, les chips et les chocolats, ma main a tremblé. Je me suis arrêtée net et je me suis demandé si c'était ce que j'avais vraiment envie : replonger. Si je commençais je ne pourrais plus m'arrêter. Me faisant violence, j'ai résisté. Je me suis rempli un verre d'eau et je me suis installée dans le canapé pour regarder la télévision.

     À peine avais-je trouvé un programme intéressant qu'on sonnait à la porte. J'ai parié qui s'était et j'ai eu raison en allant ouvrir. Un blond à l'allure sportive, avec un piercing à l'oreille gauche se tenait sur mon porche.

     — Mayron ! Mais qu'est-ce que tu fiches ici ?

     Il a haussé les sourcils.

     — En voilà une façon de m'accueillir.

     Mayron était mon petit-ami depuis quelques mois.  Je n'étais pas encore certaine de mes sentiments à son égard. Les deux mots n'étaient pas encore sortis de ma bouche ni de la sienne. Il semblait pourtant vraiment amoureux de moi, du moins je le pensais. Nous étions le couple, le plus en vogue du collège Alzon. Épargnez-moi la question « Où ça se trouve ? », parce que je ne vais pas vous répondre « Dans une charmante petite ville des États-Unis. », loin de là. Mon nom était sur toutes les lèvres depuis que j'avais interprété Sonate au clair de lune pour le spectacle de l'école en deuxième année. Ce qui m'avait valu le titre de Petite-prodigue-du-piano pendant un certain temps. Mayron faisait partie de l'équipe de football américain du collège. Ce qui lui valait un certain succès au prêt des filles. C'était hier. Aujourd'hui, c'était la fin du début de la fin.

BreathlessOù les histoires vivent. Découvrez maintenant