1 ~ L'encre de tes yeux

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Allongée sur le muret de pierre qui entoure le lotissement où elle réside, Lana est sortie de sa rêverie par des bruits de moteur en approche. Chloé, la petite amie du boss, lui donne une tape sur le genou, l'incitant à se redresser. Moins de trente secondes plus tard, un convoi de voitures noires fait irruption dans la cour des Lobos.

-Ce sont les Muerto, lui indique Chloé.

-Le nouveau gang dont parlait Rico hier ?, s'étonne Lana.

-Oui. Ils se sont formés et implantés en ville récemment mais ils sont déjà nombreux et puissants apparemment.

Les hommes du quartier, dont le mari de Lana et le compagnon de Chloé, sont aux aguets et avancent d'un pas décidé vers les nouveaux venus. Les Lobos étaient forcément prévenus de leur arrivée, sinon c'est avec des armes qu'ils auraient accueilli les visiteurs imprudents. Pour le moment, Lana et Chloé restent en retrait, elles n'ont pas leur place dans la discussion qui s'annonce.

Au total, six membres des Muerto s'extraient des voitures sportives. Lana repère tout de suite leur chef, habillé différemment des autres. Gilet de costume sur une chemise blanche impeccablement repassée, pantalon noir et chaussures à bout pointu. Les autres acolytes sont plus sobres, veste style bombers blanche aux manches noires, jean et baskets. Ce code vestimentaire uniforme envoie d'emblée un message fort. L'un d'entre eux témoigne pourtant d'une petite exception, celui qui scrute les alentours avec suspicion, vêtu de noir de la tête aux pieds. L'inconnu en question se tourne vers Lana et Chloé, qu'il observe avec insistance.

-Punaise, celui-là mieux vaut ne pas s'en approcher, souffle Chloé.

Le masque permanent gravé dans sa peau n'effraie pas Lana, il la surprend. Qui aurait l'idée folle de se tatouer une tête de mort sur son propre visage ? Les raisons qui peuvent pousser un homme a commettre un tel acte l'intriguent. Elle a pourtant l'habitude de côtoyer des personnes couvertes d'encre mais là on frôle un niveau inégalé. La transformation esthétique revient à effacer sa propre identité. Pour cacher quoi ? Qui l'on est vraiment ?

Les deux chefs de gangs se saluent respectueusement d'une poignée de main. La discussion va directement à l'essentiel, ils ne tournent pas autour du pot. Les Muerto sont là pour affaire. Ne pouvant saisir toute la teneur des échanges, Lana observe comment son mari Ash, l'adjoint du chef Rico, se comporte avec le gang rival. Après deux ans de mariage, elle est toujours aussi amoureuse de lui. Seule ombre au tableau, les doutes insidieux qui perturbent la santé mentale de la jeune femme. Elle remet principalement en question la capacité de son époux à pouvoir respecter les serments qu'il a prêtés lorsqu'ils se sont dits oui pour la vie. Ash a une belle gueule, en est conscient et joue de ses charmes auprès de la gente féminine. Lana le sait très bien puisqu'elle a succombé, alors qu'elle n'avait que dix-huit ans.

L'échange poursuit son cours, des chiffres sont énoncés. Le business, Lana ne s'en mêle pas. Les compagnes n'ont pas leur mot à dire, c'est tout juste si elles savent ce qui se trame dans le quartier. Pas non plus nées de la dernière pluie, elles savent très bien à quoi les membres des Lobos passent leurs journées et les risques que leur activité implique. Lana a su au fil du temps ranger son caractère effronté pour tenir sa place.

D'ailleurs, là tout de suite, elle sait pertinemment qu'elle ferait mieux de rentrer à l'intérieur avec Chloé. Une certaine fascination pour le nouveau gang, et peut-être de la curiosité envers l'homme au tatouage l'empêche de bouger. Ce dernier est d'ailleurs réquisitionné par son patron, puis s'approche d'un autre Lobos avec une mallette qui doit à coup sûr contenir de l'argent sale.

Après l'échange entre les comptables des deux gangs, deux hommes des Lobos vont déposer des sacs dans le coffre de la voiture des Muerto. Le reste des membres assure la sécurité, surveillant les alentours. Heureusement, la police ne s'aventure que très peu dans ce quartier malfamé.

Les chefs et leur second respectif ont repris leur discussion quand Ash se retourne de manière distincte vers sa femme.

-Lana, viens un peu voir par ici, crie-t-il pour qu'elle l'entende.

Cette demande incongrue la désarçonne, elle qui est d'habitude mise à l'écart. Elle prend son courage à deux mains et se dirige vers le regroupement imposant, laissant une Chloé inquiète derrière elle. En approchant, Lana remarque les yeux bleus perçants de l'homme qui l'intrigue depuis son arrivée. L'encre noire qui les entourent et ses cheveux sombres les font incroyablement ressortir. Lana marque un temps d'arrêt, hésitante à s'avancer plus prêt. L'air est comme chargé d'électricité.

-Approche, la rassure Ash, je vais te présenter à ces messieurs.

A contre cœur, elle va se placer à ses côtés, sentant tous les regards braqués sur elle, dont un particulièrement tranchant. De près, l'homme au visage sombre inspire la peur.

-Holà señorita, l'apostrophe le chef des Muerto.

Trop obnubilée par le bras droit du groupe jusqu'ici, Lana prend maintenant le temps de découvrir son chef. Son accent mexicain est prononcé, pas de doutes sur ses origines. Il est moins costaud que son second mais il en impose tout autant par sa voix et son charisme.

-Bonjour monsieur.

-Laissez-moi me présenter, Manuel Hernandez.

Sa peau est légèrement marquée par le soleil, il doit avoir autour des trente-cinq ans.

-Ravie de vous connaitre. Moi c'est Lana. En quoi puis-je vous être utile ?

Lana se demande bien pourquoi il lui adresse la parole, il y a forcément une raison derrière tant de courtoisie.

-C'est à vous que je retourne la question.

Un sourire en coin apparait sur le visage coupé au couteau du fameux Manuel, laissant Lana perplexe.

-Je crois que tu les fixais un peu trop, l'aide Ash.

Comprenant qui est en réalité dérangé, les yeux de Lana font un aller-retour dans ceux si éblouissants de l'inconnu. L'impression de se cogner à un mur de briques lui parcoure les nerfs.

-Je suis chez moi, rétorque-t-elle sans se laisser démonter.

Manuel se fend d'un rire tonitruant.

-Elle a du caractère, c'est bien.

Lana ne tente pas le diable en répondant une seconde fois, surtout que l'ami de Manuel lui ne rigole pas le moins du monde.

-Bon, madame, et non mademoiselle car je vois que vous portez la bague au doigt, mes hommes et moi n'allons pas vous importuner chez vous plus longtemps. Diego, c'est bon pour toi ?

Lana connait enfin le prénom de celui qui ne supporte pas qu'on le dévisage. Celui-ci se contente d'hocher la tête. Les visiteurs s'en vont dans des voluptés de fumée, elle devra attendre pour entendre le son de sa voix.

Ce que la mort doit à la vieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant