Hypoxie (écriture et cinéma)

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Rob Stewart est mort à quelque 1000 kilomètres d'ici. Peut-être un peu plus loin. Il s'est arrêté. Il a cessé de respirer. Son extinction à lui.

I know how I'm gonna die. When I'm gonna die.

Je crois qu'on a repêché son corps seulement trois jours plus tard. Il n'y a personne à accuser. Personne sur qui déverser sa colère. Un bête accident. L'hypoxie n'est pas si rare. Les recycleurs d'air sont dangereux, mais ils font moins de bulles, effraient moins les poissons et permettent d'aller plus profond. Ça vaut le risque. Rob plonge. Il ne remonte pas.

***

La plupart des requins ne peuvent s'arrêter de nager sinon, ils étouffent. J'ai l'impression contraire. Si je fais un pas de plus, mon cœur va cesser de battre, mes jambes vont me lâcher. Je ne comprends pas les gens qui ressentent le besoin de courir, d'aller toujours plus vite. Je ne suis pas comme eux. Je ne suis pas infatigable. Alors je regarde la maudite poignée. Je pourrais leur dire que j'ai été appelée au travail à la dernière minute.

J'appuie mon front contre la porte. Je peux le faire. J'attrape ma valise et sors de mon appartement.

***

Madison Shark Girl Stewart remonte sur le bateau, raide, les dents serrées. Elle défait les poids à sa ceinture, jette son matériel de plongée là où elle peut. Mark-Shark, fier propriétaire du navire de pêche sportive lui crie depuis le pont qu'elle a fait un super travail, que le requin avait l'air d'aller bien. À 23 ans, l'Australienne n'avait aperçu qu'un seul marteau sur la Grande Barrière, l'espace de quelques secondes. Sur ce cauchemar flottant, elle en voit plusieurs par jour, mais elle donnerait cher pour rester loin d'eux. Pour qu'ils restent loin des hameçons. Les chasseurs de frissons, les hommes qui veulent affronter la bête, se consolent en disant que ce n'est pas pour l'aileron, le poisson est vivant quand il retourne à l'eau. La vérité, c'est qu'il va mourir d'épuisement.

***

Magalie lâche un cri au travers d'éclats de rire. Tom l'a jetée sur son épaule et l'entraine vers les vagues. Il doit bien faire 24 degrés, mais, à la fin du mois d'avril, l'eau risque d'être glaciale. Ils ont l'air heureux. Quelques mètres derrière eux, le reste du groupe les filme ou discute entre eux. Un des garçons, Jonathan, se tourne vers moi. C'est le cousin de Léa. Il a une mèche de cheveux blancs et des yeux bicolores à cause d'une tache de naissance. Les autres l'appellent Elsa. Nos regards se croisent et il me sourit. Je lui adresse un petit signe de main et me détourne en espérant qu'il n'a pas vu que je rougissais.

La mer devant moi est déchainée, le vent soulève mes cheveux comme une bête qui me soufflerait au visage. Je dépose Eragon sur mes genoux, ferme les yeux et prends une grande inspiration.

White Tips are absolute sweethearts, disait Stewart. Je souris. Il avait raison.

***

Au Panama, on a saisi près de 40 000 ailerons de requins à destination de l'Asie. Mako, bleus, renard, marteau, ils y passent tous. En 30 ans, l'humain a réussi à éliminer 4 milliards d'années d'évolution. Sharkwater est devenu Extinction.

***

Assise dans l'escalier du Musée d'histoire naturelle, j'attends que Léa ou Magalie réponde à mon texto dans le chat de groupe. Je me suis perdue en cherchant la salle du Titanosaure. Un monstre long comme trois autobus, ça devrait se voir de loin non ? Demander à un passant est tout simplement impensable, alors je feuillette le livre de Brian Skerry que j'ai acheté plus tôt. Je dois avoir tellement stupide en ce moment. Je pourrais essayer d'aller rejoindre mes amies, mais, si je bouge, nous retrouver pourrait être plus compliqué. Si je reste, je vais être celle qu'on ne peut pas laisser seule. Dans les deux cas, je suis la cruche de service. J'aurais dû rester chez moi.

— Lana ?

Je sursaute. Jonathan est au pied de l'escalier, un sourire intrigué collé au visage. Soulagée, mais toujours nerveuse, je lui fais signe de me rejoindre. Il monte et vient s'asseoir sur la marche sous la mienne.

— Je suis content de te voir. Je me suis perdu. Mais ça a valu la peine ! J'ai trouvé quelque chose pour toi.

— Pour moi ? Voyons, Jonathan...

Je n'ai pas le temps d'ajouter un mot qu'il sort un livre de son sac à dos et le brandit entre nous. Mythic Creatures and the Impossibly Real Animals Who Inspired Them. Je regarde tour à tour le cadeau et le jeune homme. Je ne sais pas quoi dire. Nous nous connaissons à peine. D'une main mal assurée, j'accepte l'ouvrage et l'ouvre sur mes genoux.

— Il est tellement beau ! Merci. Combien je te dois ?

— Rien du tout. J'ai vu que tu lisais Eragon et je me suis dit que ça pourrait te faire plaisir.

— Merci. Vraiment.

En trente secondes, j'ai pu reprendre un peu d'air. Avec un peu de chance, je vais réussir à aligner plus de 4 mots. Je peux me permettre de faire un peu plus de bulles. La seule personne que j'effraie, c'est moi. En tout cas, j'espère. Je n'ai pas besoin de recycler mon oxygène. C'est dangereux. De toute façon the only option I have is to not give up. Si j'abandonne, je m'éteins.

La maison et autres histoiresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant