4. Ludine

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Ludine s'éveilla dans une grande salle ronde éclairée par des braseros Marchais, un style bien reconnaissable par des surfaces concaves, contrairement à l'architecture vertigineuse et élancée de la Tragonie, et des symboles runiques en arc de cercle gravés au poinçon. En plus d'être des sorciers, les Marchais vivaient de la peinture, de la sculpture, de l'ébénisterie, de la musique et du théâtre.

Un homme encapuchonné et vêtu d'une longue robe vert foncé comme la malachite la souleva du sol, la porta sur ses épaules sans le moindre égard, et comme on jette un sac de farine dans la grange celui-ci lança Ludine dans une grande prison rectangulaire. En regardant derrière elle, la gamine eut le temps de distinguer plusieurs corps couchés, inanimés et ensanglantés au centre d'un triangle tracé à la craie.

Du foin était éparpillé sur le sol de la prison et des chaînes reliées à des menottes en fer étaient accrochées contre les trois murs en pierre du rectangle. Pour la quinzaine de jeunes filles enfermées, il y avait deux seaux d'eau en bois et quatre pots de chambres. En se jetant contre les barreaux, Ludine testa la résistance de l'acier qui ne bougea pas d'un millimètre puis, elle observa devant elle une seconde prison également remplie de jeunes filles en haillons. Un feu brûlait au fond de l'allée qui séparait les deux prisons, réchauffant et éclairant la pièce.

Les yeux marrons de Ludine avaient rougi sous les larmes et son nez coulait.

- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'on nous veut ? J'ai peur !

Une tragonienne plus âgée s'approcha de Ludine.

- Hier, ils ont capturé certaines d'entre nous à Morne, nous étions les premières. Personne ne sait ce qu'ils veulent. Que la lumière de Ménéliel nous préserve jeune fille, nous avons toutes peur, expliqua-t-elle.

- Nous devons nous défendre, il faut s'enfuir, marmonna une autre, à l'attention des prisonnières. Nous ne pouvons pas rester ici.

- Moins fort, ils vont nous entendre, calma une autre depuis la cage d'en face.

Après une minute, une grande femme éclatante de beauté surgit accompagnée de deux gardes en armures de la nuit. Elle était vêtue d'une robe de soie verte ajustée au corps. Le tissu transparent par sa finesse laissait entrevoir sa peau nue, et tombait depuis ses épaules dénudées jusqu'à ses mollets nus. Une lisse chevelure noire et éclatante chutait au creux de ses reins, sa coiffure sophistiquée était faite de tresses décorées avec des broches en or ornées de pierres précieuses rouges. La dame sentait le lys et le jasmin. Son visage n'était pas moins noble, aussi proportionné et envoûtant que son riche apparat. Les deux iris violets de la dame transperçaient la pénombre de la pièce. Son corps entier était tatoué avec de l'encre, de ses talons à ses hanches puis, ses fesses, en passant par ses seins et son cou, enfin son visage. Les noirs traits fins de ses tatouages étaient habillements dessinés par un artiste et représentaient Nagtûl, le dieu de la putréfaction pour les marchais ; des courbes dégoulinantes tournaient autour de ses jambes, un crâne entourait son nombril, un premier trait plein descendait de son œil gauche jusqu'à son pied gauche et un second trait plein faisait de même à droite, ensuite une masse d'arme allait de sa nuque jusqu'au bas de son dos et des bras squelettiques partaient de la droite et la gauche du crâne en remontant jusqu'au bas de ses seins.

- Excusez-nous pour cette brutalité, l'hospitalité marchaise n'a pas toujours été aussi austère, déclara-t-elle.

Ses lèvres charnues et ses joues étaient maquillées de la couleur vermeille et son sourire creusait deux fossettes. Ludine empoigna les barreaux, si elle avait pu se jeter aux pieds de la dame, elle n'aurait pas hésité.

- Epargnez-nous, nous n'avons rien fait !

- Oh, ça je le sais bien jeune fille.

La dame demeurait imperturbable.

- Je vais répondre à vos questions. Je suis l'architecte de Nagtûl, il me susurre à l'oreille ses desseins et je fais en sorte qu'ils soient exécutés. Nous, les Sorciers des Marches Centrales, sommes au bord de l'extinction à cause de la folie de vos ancêtres. Nos femmes ne sont presque pas fertiles, contrairement aux humaines comme vous, et d'ici deux siècles nous ne ferons plus partie de l'échiquier.

Cette femme se déplaçait dans l'étroite allée avec aisance. Elle regardait parfois à gauche, parfois à droite.

- Je m'excuse, mais vous allez devoir payer pour les péchés de vos aïeuls. Nous avons besoin d'enfants, car ils sont l'avenir et nous avons besoin d'un futur. Ce sont les désirs de Nagtûl.

Dans un élan unifié, d'autres femmes se jetèrent aux barreaux de leur prison. Elles se débattaient, criaient et suppliaient.

- Pitié ! Nous sommes innocentes, implora une jeune fille.

- Les nôtres aussi étaient innocents et pourtant ils sont morts. Lors des conquêtes, nous étions neutres et parce que nous avions décidé de ne pas vénérer vos faux dieux, nous avons été pourchassés. Tant des nôtres ont sauvagement péri, cinquante années plus tard, nous n'avons toujours pas fini d'enterrer les cadavres et de décrocher les squelettes pendus aux arbres ou cloués aux murs. Sachez, humains, que les actes entraînent des conséquences et que notre colère est d'acier.

Une prisonnière racla sa gorge et cracha au visage de l'inconnue tatouée.

- Encore de la magie ! Nous vous exterminerons jusqu'au dernier ! Sale race inférieure, vous ne méritez pas de vivre ! Monstres ! cria avec colère la prisonnière, remplie d'amertume et de mépris.

- Je suis le monstre et tu es la vermine qui empeste la peur jusqu'ici, réponda la sorcière à l'attention de la récalcitrante, en essuyant la trace de bave avec sa main. Tu parles beaucoup, mais ta vie n'a aucune importance aux yeux de personne, car personne ne viendra te sauver et d'ici dix ans, même ceux qui t'avaient un jour aimée continueront de vivre en ignorant ta mort. Voilà pourquoi la mort vous fait tant horreur, humains, parce que vous n'avez aucune importance et vous êtes tous totalement remplaçables. Et maintenant, te voilà très loquace en menaces, je suis curieuse : comment vas-tu les exécuter ?

- Libère moi et je viendrai satisfaire ta curiosité, défia-t-elle son interlocutrice dans un duel.

La dame ria et fit un signe de tête à ses deux gardes, ceux-ci s'exécutèrent. Le premier ouvrit la porte de la prison avec une clef en fer et le second empoigna l'humaine pour l'amener devant sa maîtresse. La sorcière fit un second signe de tête, puis, l'un des gardes jeta son épée aux pieds de la prisonnière.

Cette dernière, âgée d'une vingtaine d'années, souleva l'épée avec ses deux mains et attaqua frontalement la sorcière d'un coup de taille au niveau du ventre.

La geôlière attendit le coup et en un mouvement habile, elle esquiva sur la gauche pour entortiller le poignet droit de la belliqueuse épéiste dans son dos, afin de l'obliger à lâcher son arme. Rapidement, la dame donna un coup de pied dans la rotule droite de son adversaire qui s'agenouilla sous la douleur.

La dame à la robe de soie se tenait debout, derrière la prisonnière agenouillée et incapable de bouger ses bras. Sans cligner des yeux, elle tira sadiquement sur le coude de son opposée en appuyant sur ses omoplates avec son pied gauche, jusqu'à lui déboiter son bras droit dans un son craquant.

La prisonnière hurla de douleur.

Finalement, la dame ouvrit sa main gauche en écartant ses doigts, et prononça fotia. Des flammes jaillirent de sa paume. D'un coup sec, elle brûla longuement le visage de la duelliste. Prise de convulsions, elle gesticulait et se débattait en poussant des cris déchirants, pendant que sa peau fondait sous la chaleur.

Cette fois, la femme s'écrasa lourdement sur le sol aux pieds de la dame.

- Zilandra. Tu pourras haïr ce nom dans les abysses.

Malgré les pleurs et les lamentations des autres femmes capturées, la dame sourit de satisfaction, car de la compassion, elle n'en avait pas. Cela étant, elle partit de la pièce avec ses gardes en laissant un vague parfum de lys et de jasmin dans l'air.

Veyn et la malédiction de Magnus : Le voyage des GardiensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant