2. L'attaque

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Or, quand les douze mineurs remontèrent à la surface, le village de Bell ressemblait plus à une vision de cauchemar qu'à la réalité. Point de mots assez forts pour exprimer le sentiment de peur envahissant les cœurs, nouant les intestins et révulsant les estomacs au point de provoquer des réflexes vomitifs. Une horreur terne et silencieuse, insidieuse et invisible s'était emparée du village. Mais quelle horreur était-ce !

Nul cadavre pour témoigner du massacre qui avait précédé le couché de soleil. Les herbes et les plantes des champs de Bell au pied des montagnes étaient teintées de pourpre, jonchées de restes humains et de membres arrachés parmi lesquels on distinguait chair et os, muscles et tendons ; armures cassées, boucliers fendus en deux et épées en acier dont la grande lame n'était plus que la taille d'un couteau à beurre. Les toits en chaume des maisons s'étaient effondrés, les murs enfoncés et détruits. Tout n'était plus que ruine et désolation. L'odeur nauséabonde, envahissante, rampante et comme sortie des égouts, mais pire encore, provoqua plusieurs relents de gerbes aux mineurs.

- Pourquoi il n'y a pas de cadavres ? Quel monstre aurait pu faire ça ? Même les dragons noirs, les plus violents, ne sont pas assez sadiques pour un tel carnage, s'horrifiait l'un d'entre eux.

- Il faut s'en aller et prévenir le Roi Cornélius ! Il enverra des inquisiteurs nous aider, c'est sûr, c'est encore l'œuvre malfaisante de la magie ! Je vous le dis comme je respire, rationnalisait un autre en exprimant sa haine et son dégoût.

Adémar se faufila à travers les siens et courait vers sa maison, il courait comme il n'avait encore jamais couru, tel le plus vigoureux des hommes, il courait désespérément en pleurant jusqu'à chez lui. « C'est pas possible... C'est pas possible... » marmonnait-il.

Là-bas, dans la cuisine, des débris étaient éclatés au sol, le feu du foyer sous la marmite était éteint et dedans quelques légumes cuits dans du bouillon flottaient encore. Des kilos de céréales trempaient dans quelques litres de lait dont les cruches et les tonneaux avaient été détruits dans la réserve, baignant la pièce dans un mélange collant. Dans la chambre, pas de cadavres pour confirmer les craintes d'Adémar, mais bien plusieurs litres de sang séché.

Après quelques secondes d'incrédulité, le petit garçon sortait de la maison.

- Je ne l'ai jamais dit, mais il y a une femme à l'orée de la forêt vers Morne, elle confectionnait des remèdes pour ma petite sœur qui avait attrapé la gale. C'était une sorte de poudre à mettre sur la peau et il fallait faire des bandages pour que la poudre reste en place... En y réfléchissant, c'était sûrement de la poudre magique ! C'était sûrement une sorcière, déclara-t-il en séchant ses larmes, plus emporté par la colère de la vengeance que par le deuil.

Godrick avait des cheveux blonds tombant sur ses omoplates musclées et ses épaules trapues. Il était, de loin, le plus grand du village, son torse était une muraille à lui seul ; sa pioche abattait le minerai comme trois hommes. Sur son visage, tout était démesuré, son nez énorme et ses yeux bleus faisaient de lui un bon vivant qui aimait l'alcool et la viande, mais cette fois-ci, tout son visage était lissé dans une expression grave.

- Mes amis ! Nous ne devons pas céder à la colère et à la facilité de la vengeance ! Un tel carnage ne peut pas être l'œuvre d'une sorcière ou d'une femme dans sa cahute ! Voyez autour de vous, c'est impossible ! Et comment aurait-elle brisé les maisons et défait les chevaliers ? Réfléchissez, si une magicienne pouvait accomplir une telle prouesse, les sorciers auraient gagné la guerre ! Je vous en conjure, écoutez-moi et ne cédez pas à une vengeance facile, nous devons profiter de notre temps pour rejoindre Morne et prévenir le Roi.

Les mineurs se regardèrent mutuellement quelques instants, certains étaient hésitants lorsque soudainement l'un d'entre eux levait sa pioche et cria « Sus à la magie ! » en partant vers la forêt. Dans un commun élan, les autres mineurs levèrent leur pioche et crièrent « Sus à la magie ! Sus à la magie ! Brûlons la sorcière ! » en suivant le premier vers la forêt.

Dépité, Godrick se tourna vers Adémar. Les jambes du petit garçon tremblaient et il était pétrifié, peut-être de peur, de chagrin, de colère, de dégoût et d'un tas d'autres choses qui nouait sa langue.

- T'es trop petit pour ça, tu ne dois pas les suivre, ne te torture pas... Ne t'inflige pas ce spectacle... Tu le regretteras toute ta vie, pauvre enfant, suppliait-il.

Adémar regarda longuement Godrick, brandit sa pioche « Sus à la magie ! Que la sorcière brûle dans l'étreinte de Ménéliel ! » cria-t-il en suivant les autres mineurs. Les hommes armés de pioche s'en allèrent à l'ouest, dans la forêt qui séparait Bell de Morne. Ils marchèrent une heure sans s'arrêter bien qu'il faisait nuit et qu'ils étaient entourés des cris peu rassurants des loups, des chouettes et combiens d'autres créatures encore plus dangereuses.

Lorsqu'ils eurent atteint la cabane décrite par Adémar, celle en rondins de sapin qui sentait le tilleul et la lavande, les mineurs ne se présentèrent point en hommes rationnels, mais comme une seule meute assoiffée de sang. Ils défoncèrent la porte à coups de pioches. La femme se tenait juste là, debout derrière la table de la cuisine, sa peur elle ne la montrait pas.

- Que puis-je faire pour vous messieurs ? Demandait-elle comme si de rien n'était, les dents claquantes et les jambes lourdes.

- Sorcière ! Par tout ce qui est profane et malsain tu es née et dedans tu retourneras ! Répondit l'un.

Plusieurs mineurs rentrèrent dans la cabane ; ils se séparèrent et alors que deux passaient par la gauche de la table, trois se dirigeaient vers la droite. Elle était petite et était jeune, les mèches tombantes de ses cheveux châtains, lisses et entretenus, étaient attachés avec une ficelle et elle portait de vulgaires haillons, pieds nus. Sa voix fluette était empreinte de tendresse et de peur, ses mots ne présentaient aucune animosité si bien que même un moustique n'aurait pas été inquiété par sa présence.

- Je vous en supplie... Je ne comprends pas, je ne suis pas une sorcière ! Je suis une apothicaire, je me sers des plantes pour guérir, rien de magique, juste de l'érudition !

- De l'éru-quoi ? S'exclama l'un de ceux qui passaient par la gauche.

- Faites attention, elle lance un charme ! prévenu un autre.

- Je vous en supplie, par pitié ! Répétait-elle, les larmes aux yeux.

Ne voyant aucune pitié et aucune intention de l'épargner, la femme recula et d'un revers de la main elle balança sur l'un des mineurs le contenu d'un bol en terre cuite. C'était une poudre rouge et noire qui sentait le soufre et la cendre.

- A l'aide ! Ça brûle !

L'homme fit de grands gestes et frotta son visage en paniquant. Sous la douleur, son hurlement glaça la forêt d'Imlandre elle-même. Pendant que l'un des mineurs s'approchait du visage poudré pour observer les dégâts, deux mineurs s'élancèrent sur la dame ; le premier frappa de toutes ses forces l'épaule de celle-ci, lui sectionnant presque tout le bras d'un seul coup, alors que le second abattait verticalement sa pioche sur sa joue, trouant son crâne de part en part. Son cadavre s'effondra sur le sol.

De l'autre côté, le paysan touché par la poudre avait le visage brûlé au second degré, sa peau était couverte de bubons blancs et jaunes par lesquels s'écoulait un liquide de la même couleur, mais translucide.

- C'est la sorcière, c'est sa magie ! Elle a brûlé Erik !

- Faut la brûler pour arrêter la magie, déclarait le mineur qui avait asséné le coup mortel.

Les mineurs transportèrent le blessé en dehors de la cabane pour ensuite jeter l'une de leur torche dans la maison en bois pour y mettre le feu, fiers d'avoir rendu le monde un peu plus tranquille et sécurisé, mais surtout : ils venaient d'obtenir vengeance pour leurs femmes et enfants décédés.

Il ne fallut que quelques secondes afin que le cadavre ne se redresse et sorte de la cabane. Les mineurs se réjouissaient de retourner chez eux et pas un ne posa un regard en arrière. Sauf Adémar qui culpabilisait.

Cette nuit-là, aucun mineur ne rentra au village de Bell, excepté Adémar qui s'en était allé rejoindre Godrick, lui qui ne voulait pas prendre part au massacre et avait passé la soirée à faire des tombes vides pour chacun des habitants disparus.

Tous deux s'en allaient vers la Cité de Morne pour prévenir le roi ; mais Adémar, blême et terrifié par ce qu'il avait vu cette nuit-là ne souffla pas un mot de tout le voyage et ne put ingurgiter le moindre aliment.

Veyn et la malédiction de Magnus : Le voyage des GardiensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant