2. Un mal pour un bien

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— Asseyez-vous.

Dès que Mei vit le médecin, elle dut se retenir de faire un rictus. Sans doute était-ce nerveux, mais elle lui trouvait une ressemblance frappante avec le scientifique de Retour vers le futur. Même visage pâle, mêmes yeux globuleux prêts à sortir de leur orbite, des cheveux translucides éparpillés autour de son crâne comme s'il avait mis les doigts dans une prise électrique.

Mei s'assit en premier. Quoi qu'il ait à leur dire, elle était dans les starting-blocks, cramponnée aux accoudoirs. Quant à Sophie, elle croisa les jambes et coinça les mains sous ses fesses, image parfaite de l'immobilité.

Doc déglutit.

— Je vais commencer par vous expliquer la situation : Elena a subi un traumatisme crânien dit modéré, c'est-à-dire avec perte de connaissance initiale. Elle ne présente pas de lésions, mais certaines ne sont pas détectables par scanner donc nous devons continuer à être vigilants et surveiller l'évolution clinique.

Mei n'avait pas le courage de regarder Sophie. À ce rythme, l'entrevue allait tourner au calvaire. Elle n'avait pas de grande affection pour les hôpitaux – mais qui en avait ?

Doc s'humecta les lèvres qui étaient décidément bien sèches. Ses sourcils formèrent des circonflexes.

— Ce n'est pas la seule raison pour laquelle je voulais vous parler.

Pas terrible comme transition. Mei était à deux doigts de lui saisir les oreilles et rapprocher son visage tout près en lui postillonnant : « Accouche ! »

— J'aimerais vous poser quelques questions sur Elena.

— Elle n'a pas fait de tentative de suicide.

Mei n'avait pu se retenir, comme un sparadrap qu'on arrache vite pour ne pas sentir la douleur.

— Elle vivait bien au domicile de ses parents ? reprit Doc.

— Oui, répondit Sophie.

— Était-elle en bons termes avec eux ?

— Oui, dit à nouveau Sophie.

Mei se mit à tapoter bruyamment l'accoudoir. Sophie cachait mieux ses sentiments qu'elle, mais cela n'en faisait pas quelqu'un de moins sensible ; au contraire, elle était le modèle typique de ceux qui souffraient en silence.

— A-t-elle déjà eu des épisodes dépressifs ?

— Peut-être dans une autre vie, mais pas celle-ci, marmonna Mei.

Doc la fixa de ses cils translucides, comme s'il cherchait à identifier jusqu'où Mei serait prête à aller en amitié. Elle avait déjà menti pour Elena par le passé. Aujourd'hui encore, elle serait capable d'escalader l'Everest, courir un Ironman ou même sauter du précipice dans lequel Elena s'était enfoncée, la rattraper et à défaut de pouvoir la remonter, chuter ensemble. Mei était douée pour chuter et se relever, elle aurait fait don de cette capacité à Elena si elle l'avait pu.

Mais mentir ne lui aurait servi à rien.

— Écoutez, dit-il d'une voix plus conciliante. Nous sommes tout à fait conscients des événements qui se sont produits et des circonstances dans lesquelles Elena a reçu la, hum, terrible nouvelle. Pour l'instant elle prétend ne pas avoir commis un tel geste, mais elle est encore trop désorientée pour que nous la croyions sur parole.

Doc, tu ne pourrais pas nous prêter ta voiture à remonter le temps ? Allez, juste une fois ?

— Et si on vous donne notre parole ? proposa Mei. Je suis prête à m'engager pour elle et a juré sur la bible des médecins. Et si je me trompe, j'accepte d'offrir mon corps à la science. Vous pourrez m'utiliser comme cobaye pour je ne sais quelle expérience pas très éthique.

— Mei, souffla Sophie qui rougissait à vue d'œil.

— Qu'est-ce que vous en dites ?

— Que vous avez peut-être également besoin d'un suivi, mademoiselle.

Doc ne faisait ni de l'humour, ni de l'ironie. Sérieux jusqu'au bout des ongles.

— Je vais vous expliquer le protocole que nous appliquons : après une tentative de suicide, une hospitalisation est parfois préconisée, pour évaluer l'existence d'une maladie psychiatrique, pour prévenir une récidive immédiate, mais aussi pour mettre le sujet à distance de son environnement habituel.

Elle n'a pas fait de tentative de suicide, gronda Mei intérieurement. Son discours allait finir par lui donner de l'urticaire.

— À distance ? répéta Sophie en levant un sourcil.

— Pour lui permettre d'être dans un espace différent, dit « transitionnel », et commencer un travail de réflexion autour de son geste.

Voilà. Leur meilleure amie se trouvait plus bas que terre, et ils allaient la garder au lieu de la leur rendre.

Mei revit l'expression d'Elena, la terreur, l'angoisse qui déformait ses traits, ce désespoir profond reflété dans ses yeux, comme une maladie qui avait contaminé ses cellules.

Lorsque c'était nécessaire, et même si elle détestait l'admettre, il fallait parfois miser sur la prudence.

— Je vais monter un rapport pour le psychiatre. Est-ce que vous voulez bien me parler d'elle ?

Elles échangèrent un coup d'œil pour se mettre d'accord : Sophie prendrait le premier tour de parole.

— Elena étudie aux Beaux-Arts. En première année.

D'elles trois, Elena était la seule à avoir trouvé sa vocation. Le monde pouvait s'arrêter demain, Sophie ou Mei n'auraient pas su se définir ; Elena, elle, était une artiste.

— Elle était... très proche de ses parents, qui ont toujours cru en elle. Pareil pour son frère, elle et Leo étaient jumeaux et ils partageaient tout. Elle est sensible, parfois plongée dans un autre monde, même si ça ne l'empêche pas d'entrer en connexion avec les gens...

Doc prenait des notes au fur et à mesure que Sophie parlait. Mei entendait un bourdonnement dans son oreille gauche et avait commencé à se gratter frénétiquement la cuisse – un coup de l'urticaire.

— Il est important qu'Elena soit entourée pendant les jours qui suivent.

— On sera là, assura Sophie.

— Quand est-ce qu'elle pourra sortir ? demanda Mei.

— C'est encore trop tôt pour le dire. Les prochains examens détermineront si elle aura ou non des séquelles dues au trauma crânien. Ensuite, elle rencontrera le psychiatre.

Mei envisagea de ressortir sa carte du cobaye, mais elle se souvint qu'il avait déjà refusé.

— Et si le psychiatre détermine que c'était juste un accident ? Qu'elle est simplement tombée ?

Doc opina lentement de la tête, comme si lui-même y avait songé.

— Le psychiatre la suivra malgré tout.

— Mais si...

— Je vous assure que nous veillons sur votre amie. Nous suivons le protocole par mesure préventive.

Le message était clair : même si Elena n'avait pas tenté de se suicider, peut-être qu'elle pourrait le faire à l'avenir.

En sortant du cabinet, Sophie lui prit la main, moyen de la réconforter autant qu'elle-même.

Un mal pour un bien. Sophie était dans l'acceptation, au contraire de Mei. Lorsque l'occasion se présenterait, elle irait pister le psychiatre en espérant qu'il ressemble à Marty. Elle n'abandonnait pas l'idée de lui emprunter sa DeLorean.


L'art est long, la vie est courte [PUBLIÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant