5. Aussi difficiles à dessiner qu'à vivre

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Le manoir des Gallagher était une bâtisse avec le caractère d'une grand-tante farfelue et rouillée par l'arthrite. Une maison avec un brin de magie comme chez les sœurs Halliwell, une touche de mystère cosy similaire à celle de Jane Austen et décorée de meubles hétéroclites comme chez Jean Cocteau.

Le lieu idéal pour jouer, se cacher, faire des bêtises. Et nous en avions fait depuis nos onze ans ! À la fin de notre premier été dans la campagne de Gif-sur-Yvette, le manoir était devenu notre endroit rien qu'à nous, notre refuge, notre Q.G.

Mon menton et la marche de la terrasse avaient fait une rencontre fortuite l'été de mes treize ans et j'en gardais, heureusement, une cicatrice discrète. La terre était un peu plus aplatie là où nous avions eu une piscine gonflable pendant nos années collège – piscine qui avait fini crevée, l'eau courant rejoindre l'Yvette, en contrebas.

Nous avions passé des nuits entières à regarder des comédies romantiques en mimant les voix des personnages, à manger de la glace fait maison et à nous peindre les ongles de pieds de couleurs différentes. Sophie programmait chaque jour une longue liste d'activités que Mei s'empressait de déprogrammer, ce qui m'obligeait à trancher – chose pour laquelle je n'avais jamais été douée.

Le hall d'entrée valait le détour avec ses décorations vieillottes et son horloge d'un autre siècle. : la porte de la cuisine caquetait comme une oie, celle du cellier grondait d'un air éternellement soupe-au-lait, et la double-porte du salon jappait à la manière d'un chien à qui on aurait coincé la queue.

Il n'y avait pas plus vivant que le manoir des Gallagher.

Sophie s'était entraînée pour ses concours d'équitation ici.

Mei avait pratiqué ses séances de tai-chi matinales ici.

J'avais dessiné ici.

Un petit coin de paradis sur terre, que l'on gardait jalousement pour nous ; il ne faut jamais divulguer au reste du monde les lieux comme celui-ci au risque qu'on vous le vole.

Mes amies se dirigèrent vers le premier étage.

Les marches grincèrent une à une à la manière des notes d'un instrument désaccordé.

Ma chambre m'attendait. Je déposai les deux sacs à côté du grand lit double, qui prenait toute la place. Un lit marqué par l'histoire : je ne saurais jamais le nombre de propriétaires qu'il avait eus, mais j'avais une petite idée des occupants avant moi : un cœur avait été gravé dans le cadre du lit avec les initiales J + A. Toute une ribambelle d'animaux, entre le mouton, le loup et le lièvre, avaient été tracés au feutre noir sur un des pieds. Un pochoir représentant des roses en arabesque avait été collé, décollé, recollé.

Il n'y avait qu'un intrus, que j'évitais de regarder.

Mon vieux chevalet.

Il me guettait, mais je feignis l'indifférence.

Je me laissai tomber sur le lit qui m'accueillit avec un glong de bienvenue. Quelque chose me gêna au niveau des lombaires : un calepin, relié à spirales, à la couverture orangée. C'est une blague ? Sophie n'aurait jamais osé laisser ça délibérément là. Je l'ouvris, il était vierge. Probablement un énième calepin que j'avais semé, de manière volontaire ou non.

Celui-ci n'allait pas faire long feu. À la poubelle et bon débarras, le plus tôt serait le mieux.

— Elena ?

Je me retournai en cachant le calepin dans mon dos.

Sophie se tenait devant la porte de ma chambre et déposa des draps propres sur la chaise à proximité.

L'art est long, la vie est courte [PUBLIÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant