3. Ars longa, vita brevis

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Ma tête allait mieux. Infirmiers et médecins se succédaient dans ma chambre, me faisaient passer de nouveaux examens, me posaient des questions pour vérifier que je n'avais pas de nausées ou de troubles neurologiques divers – les chutes pouvaient être à l'origine d'une paralysie partielle, ce qui m'aurait fait une belle jambe avec ma paralysie psychologique.

Mon corps, lui, se rétablissait assez vite. Pas de lésion, pas d'hématome, un retour de conscience qui augmentait mes chances de sortir de cette mésaventure sans séquelles.

À force de voir les soignants prendre mille et une précautions avec moi, je doutais. Chute intentionnelle ou involontaire ? Avais-je pris le temps de considérer les choses après ce coup de fil ? Mon souvenir de l'événement n'était pas complet, comme si cela était arrivé à quelqu'un d'autre ou que j'essayais de me rappeler d'un film devant lequel je m'étais endormie.

Si j'avais vraiment voulu m'ôter la vie, je m'y suis très mal prise.

Sérieusement, ceux qui voulaient se suicider tentaient au moins une méthode qui avait fait ses preuves. Le fameux mélange médicaments-alcool, ou les veines tranchées dans le bain, ou encore, pour rester dans le thème de la chute, sauter du quinzième étage...

Mon cynisme me rappelait Mei. Ma chère amie qui parlait trop vite, son cerveau et sa langue toujours en train de faire la course l'un contre l'autre. J'aurais voulu qu'elle utilise ses mots comme des armes pour maintenir les médecins à distance et m'ouvrir le chemin jusqu'à la sortie.

Quitter l'hôpital tournait à l'obsession, malheureusement ce n'était pas au planning du jour. Être à nouveau sur pied impliqua que je pouvais rencontrer le psychiatre.

C'était un homme mince, peut-être la quarantaine, avec la capacité de tenir pendant plusieurs minutes sans ciller. Son stylo suspendu au-dessus de ses notes me donnait des vertiges, on aurait dit qu'il désespérait d'écrire comme un nourrisson affamé.

— Comment allez-vous aujourd'hui, Elena ?

Cette question, cette voix supposément compatissante et bienveillante, me braquait. C'était bien la question qu'il n'était pas nécessaire de poser. Il voulait m'obliger à entrer en introspection, à comparer l'Elena d'hier à celle d'aujourd'hui. Était-il nécessaire de devoir détailler toutes les nuances de chagrin que l'on pouvait posséder ?

Mes émotions étaient sous contrôle grâce aux médicaments, mes pensées bien ordonnées comme des petits soldats au garde-à-vous. Plus de fantaisie, plus de pensées arrondies, de courbes ou de mouvements. J'étais enfermée dans une boîte avec des cubes ou des rectangles : la fenêtre, le bureau, l'étagère, la porte, même le psy ressemblait à une figure géométrique faite de lignes strictes.

J'étais en décalage de la vie, du temps, des sensations. Le monde continuait de tourner, mais je m'étais figée.

— À quoi pensez-vous ?

Un jour j'avais vu un reportage qui expliquait que le cerveau ne faisait pas de différence entre une expérience imaginée et une expérience vécue. Les personnes pouvaient croire profondément que quelque chose s'était produit, au point de se créer de faux souvenirs. C'était ce que j'étais en train de faire. Je me visualisais à bord de la voiture avec vous, je vivais l'impact, le moment de ralenti où l'on se dit que l'on voudrait appuyer sur pause, rembobiner, annuler la partie et rejouer. La carrosserie craquait et grinçait dans des bruits d'os broyés, remplacés par le silence et l'immobilité. Mon cœur battait dans ma poitrine. Une seconde. Puis je découvrais tes mains, papa, qui retombaient mollement de chaque côté de ton corps ; maman, ta tête penchée en avant avec un filet de sang qui rougissait tes cheveux blonds ; et Leo, un morceau de verre enfoncé dans ta joue.

L'art est long, la vie est courte [PUBLIÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant