4. La solitudine

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— Tu crois que c'est ce qu'il voulait dire par là ?

— Honnêtement, je ne sais pas. Je me contente de guetter les signes.

— Anxiété, troubles de l'humeur, retrait social. Je les connais par cœur aussi, même si Doc me donne des crises d'urticaire à chaque fois que je l'entends. Elena n'est jamais rentrée dans une petite case étriquée.

— Le syndrome du survivant est plus répandu qu'on ne le pense. Il ne nous a pas forcément dit que ce serait... un passage obligé.

Sophie laissa tomber la pile de cartons à dessin dans sa voiture et referma le coffre. Trois jours de suite qu'elle avait mal au cœur et que son estomac tolérait mal toute nourriture. Tout ça à cause de ses fichues émotions. Elle aurait voulu que ça serve au moins à quelque chose, comme absorber le chagrin d'Elena. Le problème étant que le deuil ne se partage pas, la mort ne réunit pas les gens, elle les laisse face au vide.

Quinze jours depuis l'accident, quinze jours depuis la dernière fois qu'Elena avait tenu un crayon. Sophie se souvint d'une citation d'un pianiste qui disait que s'il restait une journée sans pratiquer, il le saurait ; qu'après deux jours sans pratiquer, les critiques s'en apercevraient, et qu'au bout de trois jours, ce serait au tour de son public de s'en rendre compte.

On avait de loin dépassé les trois jours pour Elena.

Leur amitié était encore la seule chose qui les reliait. Elles avaient besoin les unes des autres pour se sentir complètes et entières. Tant qu'Elena n'irait pas mieux, Mei et elle-même ne seraient pas totalement elles-mêmes.

— Dis-moi que tu as une idée.

Sophie redressa la tête. Mei était nonchalamment adossée contre la voiture et l'observait. Il était rare de la voir immobile.

— Il faut qu'elle aille voir le psy, Mei.

Elles ne pouvaient pas se passer des conseils d'un professionnel, même si Elena s'y opposait. Il leur fallait le bon compromis. Agir, mais sans imposer. Suggérer, mais sans décider. Jusqu'à quel point pouvait-on décider de la vie de quelqu'un contre son gré ? Qui étaient-elles pour juger ce dont Elena avait besoin pour guérir ?

— Tu as reconnu que l'idée du psy était une idée désespérée.

— Bien sûr !

— Mais on a besoin d'espoir. "On ne peut empêcher les oiseaux noirs de voler au-dessus de nos têtes, mais on peut les empêcher d'y faire leur nid." Pas besoin d'être psy pour ça. Si je te demandais là, maintenant, de me dire quelle est la chose qui te ferait tenir le coup, tu me répondrais quoi ?

— Connor, répondit Sophie sans hésiter.

Elle ne cilla pas, même si elles avaient toutes les deux eu mille et une chamailleries au sujet de l'amour, des relations, du couple.

Mei avait la capacité de s'enticher d'un gars, . Rupture ne rimait jamais avec désillusion, elle aimait trop le jeu de séduction pour se lamenter lorsque tout se terminait. Ses relations amoureuses étaient à l'image de sa pratique du tai-chi : dans l'alternance de contrôle et de lâcher-prise ; elle n'avait jamais été émotionnellement dépendante d'un homme.

Sophie était son opposé. En couple depuis ses quinze ans avec Connor, ils s'aimaient depuis toujours et continueraient probablement même au-delà de la mort. Âmes sœurs ou âmes jumelles, malgré la mer Celtique qui les séparait, il y avait en eux quelque chose de gravé dans leur ADN.

Quant à Elena, elle était encore une fois au milieu, ni dans un extrême, ni dans l'autre. Pour autant, Sophie n'avait jamais eu souvenir d'avoir vu leur amie amoureuse d'un gars à en perdre la raison.

— Elena a besoin d'amour, convint Sophie en triturant sa promise ring. Mais son premier amour a toujours été le dessin.

— Vu ce qui s'est passé aujourd'hui, et si le dessin avait été un mec, il aurait porté plainte contre elle pour coups et blessures. La rupture n'impliquait même pas un cordial "restons amis".

C'est assez bien résumé, songea Sophie.

— Tant qu'elle n'aura pas repris un crayon, reprit Mei, elle restera enfermée dans un monde intérieur digne de The Walking Dead.

— Et tu penses qu'on peut l'aider ? Alors que ni toi ni moi ne comprenons un dixième de ce que le dessin représente pour elle ?

Mei plissa les yeux.

— Tu l'as dit toi-même. Il s'agit d'amour avant tout.

Elles remontèrent l'escalier qui menait à l'appartement, chaque pas plus alourdi que le précédent. En passant le palier, une musique forte leur agressa les oreilles.

Leur amie était dans le salon, face à la chaîne hi-fi et braillait une chanson de Laura Pausini.

La solitudine fra noi

Questo silenzio dentro me

È l'inquietudine di vivere

La vita senza te

Sophie et Mei se figèrent sur le pas de la porte. C'était un autre aperçu de la nouvelle Elena. Ses cheveux blonds étaient lâchés, ses mains posées de chaque côté du meuble qu'elle semblait autant retenir que repousser. Elle n'affrontait pas ses démons, elle se noyait avec eux.

Sophie se tourna vers Mei, qui avait la bouche grande ouverte.

— Trois semaines, souffla Mei. C'est le temps que je te propose avant de repasser par la case psy.

— Pourquoi trois semaines ?

— C'est un bon chiffre. Vingt-et-un jours. Ça correspond au renouvellement des cellules de la peau, au délai accordé aux demandeurs d'asile pour faire leur dossier, ou encore au temps pour construire une nouvelle habitude ! C'était quoi tes plans pour cet été ?

— Bosser au pub, mais j'ai annulé. Connor me rejoindra fin juillet. Et toi ?

— Quelques cours de chinois, l'habituelle discussion avec mes parents pour les convaincre que je ne suis pas faite pour la fac. Rien qui ne puisse être reporté.

Elles se regardèrent convaincues l'une comme l'autre de devoir abandonner leurs plans respectifs. Elena allait devenir leur projet d'été.

Un projet à temps plein, un pari à relever avant de déclarer forfait et de décréter que l'aide devrait venir de l'extérieur, non de l'intérieur. Ce qui serait un véritable échec, pour Sophie.

— Et si on allait chez tes grands-parents ? suggéra Mei.

Le manoir des Gallagher avait une place spéciale dans leur cœur. Rempli de souvenirs, de séances de bronzage, de promenades à cheval, de moments hors du temps. Le lieu idéal pour se remémorer que, même avec les années qui passaient, leur amitié continuait d'exister.

— C'est d'accord, décida Sophie. Mais je te prends au mot,vingt-et-un jours et pas un de plus...


L'art est long, la vie est courte [PUBLIÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant