Le syndrome du bébé oublié

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Ce matin, un fait divers fait les gros titres sur BFMTV, un homme oublie d'emmener son bébé de 14 mois à la crèche et le laisse dans sa voiture, garée sur le parking de son entreprise. Le bébé mourra quelques heures plus tard d'étouffement et de déshydratation.

Alors, BFMTV invite une psychologue et une avocate pour commenter le drame. La première nous dit qu'il s'agit du syndrome du bébé oublié. D'après ses explications, ce syndrome n'est absolument pas causé par l'alcool ou par la prise de stupéfiant, mais plutôt par le stress, le manque de sommeil ou d'autres affres de notre société moderne. Ce qui entraîne alors des "loupés du subconscient" comme l'explique le neuroscientifique américain David Diamond dans un article de 2014. Ainsi, toujours d'après les explications de la psychologue, ce type de comportement entraîne la mort de 37 enfants chaque année aux Etats-Unis, parmi lesquels seulement, et bien heureusement, 13% sont volontaires, mais le reste des cas sont des "oublis" ou des fautes d'inattention. Mais alors pathologiser un comportement qui dans la grande majeure partie des cas est dû à des erreurs, je ne comprends pas réellement l'intérêt. Évidemment, il est primordial d'étudier ce genre de phénomènes. Mais alors poussons la réflexion jusqu'au bout, ne restons pas dans une analyse superficielle pour lesquels nos amis outre-atlantiques sont les plus grands spécialistes. Finalement, à uniquement psychologiser les protagonistes de ce drame, mais sans essayer de trouver des causes plus profondes de ces événements, on passe à côté de la réflexion qui est réellement intéressante.

La principale cause s'appelle donc l'erreur, mais sans aucune justification plus profonde. L'erreur fait évidemment partie de la condition humaine, mais l'erreur est bien souvent une convergence de paramètres qui favorisent cette erreur. Une convergence de paramètres favorisée par un mode de vie et par une société qui nous veut toujours plus efficace et infaillible. Mais force est de constater que nous ne sommes pas encore des robots.

Et pourtant l'information importante se trouvait bel et bien dans les images qui étaient projetées tout le long du reportage. Des images de l'entrée d'une des structures de l'entreprise Safran qui laissaient à comprendre que le drame s'était déroulé sur le parking de l'entreprise. Nous avons donc eu le commentaire d'une psychologue et d'une avocate, mais il aurait alors fallu avoir le commentaire d'un philosophe peut-être, qui aurait immédiatement fait le lien, voire la critique du monde de l'entreprise. Ce monde où tout est rationalisé, optimisé, tout est réfléchi pour que le rendement soit le plus élevé possible, finalement ne laisse peut-être pas assez la place à l'être humain. Cette négligence de la vie privée de ses collaborateurs favorise certainement ce genre de drames. Je ne dis ici absolument pas que la personne morale qu'est l'entreprise est responsable de quoi que ce soit, il s'agit bien d'une erreur faite par un individu, le père de l'enfant. Jamais je ne remettrais en cause l'importance de la responsabilité des actes commis par un individu, volontaires ou involontaires, car je crois profondément en un certain libre arbitre. Mais alors si on veut psychologiser l'événement et tenter de l'expliquer comme cela a été fait par BFMTV en invitant une psychologue pour commenter la chose, alors poussons la réflexion jusqu'au bout et réfléchissons sur les dérives du monde de l'entreprise qui n'est pas aussi rose que ce qui est présenté dans la vidéo de présentation du site Internet de ces mêmes entreprises.

Imaginons le quotidien de cet homme. Sûrement cadre de l'entreprise Safran qui développe et produit des hélicoptères à Bordes, dans les Pyrénées Atlantiques, nous pouvons très facilement imaginer que ce poste nécessite rigueur et investissement personnel. Je ne doute absolument pas que ce monsieur arrive à concilier les deux pans de sa vie, personnel et privé. Mais peut-être avait-il une réunion importante aujourd'hui, ou peut-être était-il sous pression de par des objectifs qu'on lui avait fixés quelques semaines plus tôt, ou de par une réflexion sur son travail que l'on lui aurait fait auparavant. Alors la veille, il rentre en voiture chez lui, l'esprit encore embourbé de pensées liées à son travail. Et justement, il manque de peu d'avoir un accident. Il réfléchissait à comment il pouvait rendre dans les temps un rapport qu'on lui avait demandé il y a déjà 10 jours, et c'est là qu'il se rendit compte qu'il débordait sur la voie de gauche et que quelqu'un le doublait au même moment. Arrivé chez lui, épuisé, et sachant qu'il doit aider sa femme, qui est déjà à la maison, à s'occuper de deux enfants en bas âge, il entre dans sa maison sans même prendre la peine de parler de ce qu'il vient de lui arriver. Il s'exécute. Il fait à manger, couche ses enfants, et puis s'effondre sur son canapé aux côtés de sa compagne devant une série Netflix qui leur permet de s'extirper au moins un court moment de leur quotidien. Le matin, le réveil sonne, ZUT ! La réunion ! C'est vrai que c'est aujourd'hui et il a oublié de préparer ce qu'il devait présenter. Mais c'est qu'il a son fils à déposer à la crèche aussi ce matin, parce que sa femme devait partir plus tôt pour son travail. Bon aller hop, on se dépêche ! Il donne à manger à son enfant, l'habille, le prépare, tout en se préparant lui aussi en même temps. Il sort de la maison, ferme bien tout a clé, et assied son enfant dans son siège. Puis aussi vite que je l'écris ici, il est dans la voiture en route pour le travail. Il arrive sur son parking, sur le chemin il a eu le temps de réfléchir à ce qu'il dirait à cette réunion, qui n'est pas si importante, mais qui lui permettra de soumettre une idée qu'il a depuis quelque temps. La réunion s'est bien passé, il va alors au réfectoire pour manger avec ses collègues, la pression retombe, il rit, il discute, puis pas de temps à perdre ! Manger et discutailler n'est pas productif, on se remet au travail. A l'autre bout de la ville, la crèche, en sous-effectif, n'a pas pris le temps d'appeler les parents immédiatement alors qu'ils avaient constaté l'absence du petit le matin. Ils ne font jamais cette erreur, mais ce jour-ci, tout le monde est sous tension, ça fait 3 semaines que leur équipe est amputée de 2 personnes, et puis de toute façon, qu'est ce qui pourrait bien arriver ? Le gamin doit être malade et les parents ont oublié d'appeler. Le début d'après-midi arrive, ils ont mis les enfants à la sieste, alors une des auxiliaires décide d'appeler la maman du petit. Pardon ? Comment ? Mon fils n'est pas à la crèche ? Mais pourtant mon mari devait s'en charger ce matin... Décidément, on peut vraiment pas compter sur lui... Merci pour votre appel, je vais voir ça avec lui... Allô chéri ? Oui l'enfant tu l'as bien déposé à la crèche ce matin ? Allô ? Tu m'entends ? Pourquoi tu cours ?... Hey oh, tu m'entends ?... Ah, oui ? Non, ne me dis pas que...

Ainsi, c'est cette critique du monde de l'entreprise, aliénant, abrutissant, qui manque au commentaire de BFMTV. Cette course à la productivité, au rendement, à l'optimisation qui, finalement, pousse leurs collaborateurs à commettre des erreurs fatales. Je ne doute absolument pas qu'une cellule de soutien psychologique sera sûrement proposée au sein de l'entreprise, que les collègues et supérieurs de ce monsieur seront sûrement là pour le soutenir dans cette épreuve. Mais l'entité qu'est Safran ne souffrira pas tellement de ce qui vient de se passer, très vite tout reprendra son cours, il ne s'agit que d'un employé parmi tant d'autres. Mais la vie de ce monsieur, son couple, son quotidien en fut chamboulé, et aucun des sacrifices qu'il aura fait pour sa carrière ne comblera la peine qu'il ressentira pour avoir commis un tel "loupé".

Le but de cet écrit n'est pas d'incriminer le papa. Il n'est pas non plus d'accentuer sa culpabilité qui est déjà bien assez lourde par le simple fait de ce drame. Mon but est de faire réfléchir et de ne pas me contenter d'une simple analyse psychologique des individus, auteurs et victimes de ces drames. C'est le syndrome du bébé oublié, et après ? Qu'est ce qu'on en fait ?

Quand nous lisons le peu d'informations qui est donné dans la presse, par souci de respecter l'anonymat de ces personnes, tout nous laisse à penser que premièrement, la charge qui incombe nécessairement aux parents d'emmener leurs enfants chez une structure qui pourra s'occuper de vos enfants alors que vous avez mieux à faire – gagner de l'argent – ne lui revenait pas forcément et était laissée à la charge de sa compagne. Alors, maintenant que les mentalités commencent à changer, favorisons un modèle d'entreprise qui aide les hommes autant que les femmes à s'occuper de leurs enfants convenablement ou à tout mettre en place pour qu'ils puissent le faire faire par quelqu'un d'autre. Même si avoir des enfants n'est pas rentable à court terme, oui monsieur le système capitaliste néolibéral !

Peut-être laissons de côté cette course au rendement obsessionnelle, qui est toutefois nécessaire pour la pérennité de l'entreprise et des emplois qu'elle crée, pour laisser place à une articulation souple de la vie privée et de la vie professionnelle. La carrière, l'entreprise, l'accomplissement professionnel c'est bien; pouvoir concilier ça avec sa vie de famille c'est mieux. Même si tout nous pousse à croire que l'accomplissement est avant tout individuel aujourd'hui, n'oublions pas que ce qui au fondement de notre espèce, c'est la structure familiale, c'est la vie en communauté.

De plus, je tiens à dire que je ne m'acharne pas uniquement sur le monde de l'entreprise. L'abandon de nos structures publiques produit les mêmes effets. Bien curieusement, alors que l'on a encore en tête les revendications justes et justifiées de nos soignants suite à la crise du Covid, en cherchant un peu on voit qu'en Martinique en octobre 2021, le même drame est arrivé à la mère d'un enfant de 4 mois. Je dis "bien curieusement", car il s'agit également d'un secteur sous tension, où les personnels sont pressés comme des citrons jusqu'à la démission, au burn-out ou au suicide parfois.

Donc dans tous les domaines, laissons un peu de place à l'humain. Non pas en remettant tout sur le dos des individus, mais non plus en les dédouanant totalement, en pathologisant tout comportement problématique alors que les erreurs sont de toute manière inévitables. Mais non plus en incriminant les entreprises qui ne sont les uniques responsables, mais bien en visant une articulation de tous les pans de nos vies, et qui peuvent parfois être bien étrangers les uns aux autres.

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