Prologue

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Notes de l'auteur : J'espère que cette entrée en matière vous plaira et que vous prendrez plaisir à découvrir cette romance gay d'inspiration sino-romaine.


Le dit de Lao

Ceux qui ne savent rien à rien, mais aiment commérer quoi qu'il en soit, affirment que c'est à ce moment-là que débuta l'histoire, mais je peux garantir, sans l'ombre d'un doute, qu'absolument rien ne sortit de l'ordinaire ce jour-là.

Écoutez mon récit.

C'était une matinée comme les autres. Imaginez la scène. Ma maîtresse était assise sur le trône de cérémonie, au centre du haut-dais. Ses clients, venus lui rendre hommage comme de coutume, regardaient ébaubis le haut plafond avec ses poutres de bois noir, ses fresques colorées aux murs et ses tapis épais qui recouvrent les larges lattes du parquet ancien et en étouffent les grincements. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'ils pénétraient dans ces lieux, et, si vous voulez mon avis, ils surjouaient un peu l'ébahissement. Mais, quand on vient saluer la plus puissante Vertueuse de l'Empire Serien et qu'on espère retirer de cette visite un peu de nourriture, ou une quelconque faveur, grossir le trait est conseillé.

Mais c'était mal connaître ma Tillia (titre officiel : Son Excellence la Vertueuse Sophia Domitillia Acea). Enveloppée de somptueuses robes cérémonielles, sa taille menue se perdait dans une rivière multicolore de soie. Quelques instants plus tôt, elle avait cessé de jouer avec son éventail peint, qui reposait maintenant sur ses genoux. Comme le protocole familial le dictait, je me trouvais à ses pieds, assis le plus simplement possible. Je tentais de lire un rouleau que j'avais pour moitié déroulé sur mes genoux.

— Oh, par les Petits Dieux Mouillés des Sources, s'exclama-t-elle quand elle vit que ses clients n'avaient pas bougé. Avancez donc ! Le démon blanc ne vous fera aucun mal. Mais si vous persistez à vouloir me faire perdre mon temps, ce sont mes foudres que vous subirez !

Un sourire amusé étira mes lèvres. Le démon blanc, c'était moi. Lao. Démon personnel du clan des Domitillii depuis deux siècles au moins. Et au service de Son Excellence depuis treize années. Un service qui touchait à sa fin, puisqu'elle m'avait promis de m'affranchir une fois mariée.

Je lui coulai un regard en coin, fier en mon for intérieur d'avoir attisé durant toute son adolescence le feu de sa personnalité.

Voyez-vous, ses apparences étaient trompeuses. Ses traits avaient la délicatesse d'une porcelaine de Balbilum, sa peau un teint clair que lui jalousaient les concubines de l'Empereur Aelius, et sa longue chevelure la brillance du jais. Elle était non seulement la plus grande Vertueuse de sa génération (grâce à mon enseignement), mais aussi une des femmes les plus belles de l'Empire (avouons que je n'y étais pour rien). Comme la perfection n'était pas de ce monde, ses manières franches et son caractère trempé promettaient de rendre son futur époux très malheureux. Pour ma part, c'était ce que je préférais chez elle. Sa beauté, trop féminine, n'aurait jamais pu m'émouvoir ; je préférais les hommes. Mais je m'égare...

Le mariage aurait lieu dans une dizaine de jours. Pour cette raison, depuis une lune, des clients de tous les horizons venaient chaque jour féliciter ma maîtresse et lui présenter leurs meilleurs vœux. En retour, Tillia les récompensait de quelques livres de riz, qui devaient les aider à nourrir leur famille durant les célébrations... Ma maîtresse savait être généreuse quand elle le désirait.

Considérant que nous allions avoir affaire à un tel manège ce matin-là, je décidai de ne prêter aucune attention à ce trio de visiteurs dépareillés. Tout en caressant d'une main distraite le collier en or que je portais au cou (c'était là la marque de mon asservissement), je me concentrai sur le rouleau posé à même mes genoux. Il s'agissait du dernier roman dont tout le monde parlait à la cour impériale. Mes lèvres remuaient sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche. Contrairement à tous les Seriens qui ne pouvaient lire qu'à voix haute, j'étais capable de le faire en silence. C'était une technique qui avait établi ma réputation de démon effrayant plus sûrement que mes pouvoirs. Allez comprendre...

Je fus tiré des aventures du beau Lucius et de son amant Encolpe, quand le client le plus âgé se prosterna à même le sol.

« Je t'en prie, Excellente et Vertueuse Sophia. Tu es la seule à pouvoir nous aider. »

L'intéressée déplia son éventail d'un geste sec.

« C'est d'un ennui ! Mais d'un ennui, vieillard ! Un enfant qui disparaît, certainement enlevé par un marchand d'esclaves sans scrupule... Est-ce donc là ce que tu as à me proposer ? J'ai combattu des fantômes, exorcisé des esclaves possédés, ramené des malheureux à la vie... et tu voudrais que je vous aide pour une simple histoire de disparition d'enfant ? Qu'ils en fassent donc un autre !

— Ma femme ne peut plus en avoir, se lamenta un des plus jeunes de la troupe. Notre Prudens était un don des Dieux.

— Eh bien, redouble tes prières ! s'exclama Tillia. Les Dieux sont généreux pour qui leur est dévoué.

— Excellente et Vertueuse Sophia, supplia le plus âgé. Ce n'est pas le premier enfant à disparaître de notre village...

— Si vous avez la preuve d'une manifestation démoniaque, revenez me voir... Mais les Vertueux ne se préoccupent pas de simples affaires humaines... Je me fiche de la vie d'un enf... »

Je me mis à toussoter.

« Maîtresse, fis-je, en employant le ton obséquieux de l'esclave dévoué (avec deux siècles d'expérience, je dois avouer que personne ne pouvait se montrer aussi obséquieux que moi). Les Domitillii sont connus pour leur générosité. Peut-être que tu pourrais... »

À dessein, je laissai ma phrase en suspends. C'eût été inconvenant qu'elle reçût publiquement un conseil de son esclave, fût-il son célèbre démon blanc.

« Bien évidemment ! » s'exclama-t-elle quand elle crut comprendre où je voulais en venir.

De ses longues robes, elle sortit une petite bourse brodée de fils d'argent, qu'elle lança au vieillard prosterné.

« Allez donc acheter un garçon de l'âge de votre Prudens. Et que ton fils l'élève comme son propre fils. Voilà. Ton problème est réglé. Nul besoin de me remercier. »

Un soudain mal de tête se logea entre mes sourcils. Peut-être aurais-je dû clarifier mon conseil...

Le père voulut protester, mais le vieillard, qui avait empoigné l'argent (démontrant ainsi sa sagesse), obligea ses compagnons à quitter les lieux.

Tillia affichait un air satisfait, comme si elle avait réalisé une bonne action.

« Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, démon. »

Moi non plus... pensai-je, dépité.

Elle se leva de son trône et épousseta la soie rouge et or de ses robes.

« Nous aurions pu retrouver son enfant », indiquai-je d'une voix morose.

Elle me regarda en fronçant ses sourcils délicats.

« Impossible ! Aujourd'hui, je dois assister aux festivités de la Fécondité. Je prends mon rôle de future épouse au sérieux.

— Mais tu ne souhaites même pas te marier ! » m'exclamai-je.

Elle leva les yeux au ciel, comme si j'avais énoncé une fadaise. Quand elle reporta son attention sur moi, de la malice brillait dans ses prunelles.

« Qu'est-ce que tu prépares encore ? voulus-je savoir.

— Absolument rien, dit-elle en examinant un pli de sa robe.

— Tu n'a pas intérêt à te défiler, cette fois. Ce mariage est important pour tous les partis concernés.

— Je n'ai qu'une parole, mon cher démon. Ne t'inquiète pas, tu seras affranchi après la cérémonie. »

Elle me gratifia de son plus beau sourire. Celui auquel j'étais incapable de résister. Puis, elle me tourna le dos et partit sur le champ pour les festivités, sans esclaves ni gardes du corps, comme à son habitude.

Contrairement à sa promesse, elle ne revint pas avec la nuit. Le lendemain matin, elle était toujours absente.

Le démon blanc de Fleur-Éclose (ép. 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant