Chapitre 31

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Il boucha ses oreilles à l'aide de ses paumes. Fort. S'enfermer dans une bulle de silence ouatée. Seul le bruit de sa respiration lui parvenait de l'intérieur. Sa poitrine se soulevait et s'abaissait à un rythme effréné, comme après un de ses cours de danse. Il n'avait pas bougé. Il fallait qu'il se calme. Il devait se calmer. Il travaillait dans une petite heure. Il ne pouvait pas se laisser engloutir par les souvenirs. Pas maintenant. Pas alors qu'il les avait maintenues à baie tout ce temps.

Pourtant les vagues de sa mémoire venaient toujours s'écraser à la limite de sa conscience. Ses barricades ne tiendraient pas plus longtemps. Déjà des filaments se faufilaient dans les interstices. Une scène. Des cris. La peur. Une main qui l'emporte au loin. Il se débat. Le goudron contre sa joue. Sa poigne redoubla en force contre son crâne.

Taisez-vous. Taisez-vous tous.

La sonnerie de son téléphone renvoya l'eau au large.

Jisung-ah :

C'était qui ?

Qu'est-ce qu'il se passe Minho ??

Minho :

Rien.

C'était juste au-dessus de ses forces d'expliquer au plus jeune ce dont il en retournait.

Jisung-ah :

Je sais que ce n'est pas rien

Mais tu m'en parleras quand tu seras prêt

Minho mit son téléphone en veille. Comment Jisung pouvait être aussi parfait ? Il était présent sans être insistant, attentif mais discret, gentil tout en connaissant ses limites. Cela défiait les probabilités. Il se redressa, son souffle redevenu calme. Un simple message du plus jeune et le voici de nouveau serein. Ou une imitation de sérénité. Jisung avait ce pouvoir-là sur lui. Ses jambes étaient aussi faibles que celles d'un faon, mais il pouvait au moins se tenir debout. Il se dirigea jusqu'à son miroir. La couleur avait déserté ses joues et des poches sombres étaient apparues sous ses yeux. Il avait pris dix ans en dix minutes. Il se sentait lasse et épuisé.

Avec des gestes lents et maladroits, il épongea sa gazinière. Les traces de lait et de café disparurent bientôt pour laisser place à l'argenté du métal. Un goût de sang lui emplit la bouche et son ventre se tordit. Il cracha dans l'évier mais seul un filet de salive s'échappa d'entre ses lèvres. Il s'essuya le visage à l'aide d'une serviette humide mais il avait toujours l'impression d'être souillé. Même apprès avoir pris une douche, cette sensation ne le quitta pas.

Comme dans un rêve, il prépara ses affaires, ferma derrière lui, descendit les marches 2 par 2. Il observait son corps se mouvoir d'un point de vue extérieur. Sa main atteint la poignée sans qu'il se rappelât l'avoir commandé. Ses jambes avançaient sans qu'il ne les sente. Il s'était transformé en automate, répondant à l'appel du devoir sans le réaliser.

Ses poils se hérissèrent le long de son épiderme. Là. Cette marche sous la devanture de ce 7/11. Ses pas marquèrent un temps d'arrêt au point qu'un homme en costard dû dévier de sa trajectoire en l'invectivant copieusement. Il avait dormi là, enroulé comme il le pouvait dans son duvet, en soufflant sur ses mains pour les tenir au chaud. Le sommeil était toujours mauvais lorsqu'on dormait dans la rue. Sa gorge se serra d'angoisse. Il détourna le regard avant de sombrer. Il avait un emploi. Il habitait dans un appartement. Il n'y retournerait plus. Il n'y retournerait plus. Il n'y retournerait plus. Il n'y retournerait plus. Sa marche reprit, plus rapide. Il fuyait le passé.

« - Tu es là tôt » commenta Seungmin lorsqu'il se présenta au café. Les lèvres serrées, Minho se contenta d'opiner du chef. « Il y a pas grand monde, tu pourrais passer le balais ? » Le brun ne demandait rien d'autre que de s'occuper les mains et de distraire son esprit.

Les gestes redondants des coups de balais lui ramenèrent un peu de paix intérieure. Il se laissa bercer par le brossage de carreaux blancs et noires, se concentrant uniquement sur ce balancement d'avant en arrière, d'arrière en avant. Un peu tel un plongeur des bas-fonds, il retourna à la surface. Seungmin, qui l'observait derrière le comptoir, fronça les sourcils.

Une fois le sol propre, Minho nota quelques commandes sur son calepin, servit des cafés et des viennoiseries sans parvenir à s'oublier entièrement dans le travail. Parfois ses pensées retournaient se perdre dans les abysses, là où il ne parvenait pas à remonter. Il se rappelait que la première fois qu'il avait passé les portes de ce café, c'était en tant que client. Il était alors crasseux, exténué et frigorifié. Une barbe irrégulière lui recouvrait le menton et le démangeait. Il s'était gratté frénétiquement les joues en patientant. Ses yeux éteint s'étaient illuminés lorsque le serveur lui avait tendu son café avec une mine dégoutée. Il s'était assis loin des regards, appréciant son café qui l'avait tenu au chaud des heures durant. Peut-être à cette même place que Jisung appréciait tant. À cette époque, Seungmin ne travaillait là et Minho s'était toujours demandé si Monsieur Kim avait fait le lien entre le jeune homme en guenille et celui qui s'était présenté un mois plus tard pour son offre d'emploi. Certainement que non. Il n'avait plus rien à voir avec ce fantôme au bord du gouffre qui entait les rues du quartier. Parfois, un regard un peu traînant lui faisait redouter que de tels souvenirs soient déterrés, mais il souriait et les gens oubliaient. Il était soulagé que tout le monde ait la mémoire si courte et que-

« - Minho ? Minho ?! »

Papillonnant des paupières, Minho se rattrapant à temps pour mettre une fin à la machine qui continuait à verser du lait dans une tasse déjà pleine à ras bord.

« - Désolé.

-Tu es dans la lune aujourd'hui. Tu es sûr que tout va bien ? »

Seungmin ne lui demandait jamais si ça allait. Peut-être devrait-il donner plus de crédit à son ami.

« - Ça va.

-Sûr?

-Oui. Ça va.

-Alors concentre-toi un peu. Ça va bientôt être l'heure du rush. »

Minho hocha la tête. Il ne pouvait plus se permettre de se laisser entraîner par les flots. Maintenant plus que jamais, il avait besoin de ce travail.

***

Petit chapitre parce que c'est juste une transition. 

Café et chocolat forment le meilleur des mélanges [MinSung]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant