Acte I, Chapitre 1 : Bijarim.

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- Mais tu es sûre que ça va aller, ma chérie ? Peut-être vaudrait-il mieux que tu rentres..., s'enquit la voix de sa mère au téléphone.

- Je vais dans la forêt de Bijarim, remplie de sentiers pédestres, maman, répondit NaSoon d'un timbre morne, pas en Amazonie.

- Mais quand même... tu es certaine que tu ne veux pas m'attendre ? On trouverait un bon hôtel, puis on se ferait une virée entre filles, proposa la génitrice.

- J'ai déjà trouvé un bon endroit où loger, la rassura la plus jeune d'une voix vive, elle n'avait aucune envie qu'elle la rejoigne. Ne t'inquiète pas, je suis prudente.

- Tu devais rester dans les villes, NaSoon ! Pourquoi n'es-tu pas restée chez ton cousin MinHo ? Il est très gentil, il t'aurait même probablement accompagnée, si tu voulais vraiment voir les forêts coréennes...

NaSoon fit de son mieux pour ignorer le pincement au cœur à la mention de ce simple terme, « cousin », qui la faisait instantanément penser à une toute autre personne.

- MinHo était très gentil, mais je le connais à peine, maman, expliqua NaSoon d'une voix calme. Il travaille beaucoup, je le dérangeais. En plus, il vit en plein Séoul.

- Mais ça reste la famille, argumenta la mère. C'était la condition... ma chérie, je comprends que tu sois perturbée après ce qui s'est passé mais...

- Je dois te laisser, il pleut, la communication ne passe pas bien, dit NaSoon à une vitesse mitraillette avant de couper court à l'appel.

Assise à une table de la salle à manger de l'auberge de jeunesse quasi vide, la jeune femme âgée d'à peine vingt ans posa le téléphone avant de passer ses mains tremblantes sur son visage. Ses doigts glissèrent ensuite dans ses longues mèches blondes, qui tombaient en cascade au-dessus de son assiette vide. NaSoon tenta de calmer les battements de son cœur. 

Elle savait que c'était une mauvaise idée de mettre au courant sa mère des suites de son périple, mais elle se doutait que celle-ci aurait de toute manière fini par appeler MinHo pour avoir de ses nouvelles. NaSoon avait voulu préserver le garçon qui avait bien voulu l'héberger alors qu'ils avaient dû se voir trois fois tout au plus, lors des visites familiales dans le pays d'origine de sa mère. MinHo avait été particulièrement accueillant. Il avait posé des questions sur sa tante, sur leur vie au Japon, s'était extasié sur la capacité de NaSoon à parler couramment coréen et japonais, alors que pour la jeune fille, c'était totalement normal, puisqu'elle était baignée dans ce brassage des cultures depuis la plus tendre enfance. Il lui avait fait visiter les endroits insolites de la capitale, alors que sa cousine s'était contentée de suivre le mouvement, l'œil vitreux. Il lui avait même fourni le luxe de ne pas lui poser de questions sur la véritable raison de son voyage improvisé en Corée du Sud.

NaSoon soupira, toujours secouée de spasmes, les yeux figés sur la table pour ne pas les lever vers un potentiel serveur abasourdi. Pourquoi sa mère ne comprenait-elle pas qu'elle avait besoin d'air, de se retrouver seule ? MinHo avait été agréable, parfait même, mais pourquoi sa mère n'arrivait pas à se mettre en tête qu'elle souhaitait justement se retrouver le plus loin possible de toute famille ? 

NaSoon n'avait éprouvé aucun désir à fréquenter ce cousin qu'elle connaissait à peine. Elle lui avait d'ailleurs posé uniquement le nombre de questions nécessaires pour ne pas paraître impolie, mais elle n'avait même pas écouté les réponses. Où travaillait-il, encore ? Avait-il une petite-amie ? Elle n'arrivait même pas à se souvenir si MinHo avait un animal de compagnie, trop cloîtrée dans l'espace oppressant de ses pensées. Elle avait besoin de les évacuer quelque part, de les relâcher comme on libère une nuée d'oiseaux d'une cage. Et la capitale bondée n'était pas le bon endroit pour ça. 

Séoul lui rappelait trop Tokyo, les néons lumineux la ramenaient aux arcades où elle avait passées de longues heures en compagnie d'un autre cousin, dans son adolescence.

- N'y pense pas, murmura-t-elle. Une prière qu'elle s'ordonnait quand son esprit mis sur pause ressassait encore et toujours le même prénom, le même souvenir d'un cadavre abandonné. N'y pense pas, répéta-t-elle, le souffle brisé.

Comment sa mère arrivait-elle à mentionner ce terrible événement ? Comment pouvait-elle prononcer les mots « après ce qui s'est passé » ? NaSoon ne comprenait pas. Elle n'arrivait pas à saisir comment les autres, comment le monde même, arrivait à avancer, alors qu'elle ne pouvait que mettre un pied l'un devant l'autre.

Alors NaSoon avait utilisé cette unique capacité pour sauter dans un avion, direction Corée du Sud, et lâcher son quotidien au Japon, qui l'avait pourtant accueillie toute sa vie.

Au revoir papa, au revoir maman, au revoir le ryokan familial, au revoir les études d'hôtellerie, au revoir ses amis, au revoir Yuta.

- N'y pense pas, siffla NaSoon, tandis que les larmes lui montaient directement aux yeux.

Le prénom de son cousin disparu résonna dans son esprit. Maintenant qu'il avait le champ libre, sa litanie ne servait plus à rien.

- Bordel NaSoon, ressaisie-toi, grogna la jeune femme, profondément énervée contre elle, contre sa mère, contre tout le monde, comme tout au long du dernier mois écoulé.

Le téléphone vibra contre la table. Sa mère lui avait laissé quelques minutes salvatrices avant de revenir à la charge. Mais sa fille n'avait aucune intention de lui répondre, elle avait épuisé son quota de conversation pour la journée. NaSoon essuya ses yeux humides, installa le mobile dans la poche avant de son sweat, pour enfin se lever et rejoindre le dortoir où elle avait réservé un lit pour la nuit. 

A l'intérieur, seulement quelques personnes. Deux femmes âgées avaient elles aussi prévues de visiter la forêt de Bijarim dès le lendemain. Deux amies voulaient plutôt profiter des vacances d'hiver pour parcourir l'île de Jeju et pourquoi pas visiter le musée de l'ours en peluche. Une occupation bien vaine, aux yeux de NaSoon, mais elle ne fit aucun commentaire et se coucha sur l'étage supérieur d'un des lits superposés. 

Elle ferma les yeux, espérant que le sommeil viendrait la chercher le plus vite possible, mais ce furent les yeux cernés de Yuta, allongé sur son lit de mort, qui envahirent ses cauchemars.

*

Peu de visiteurs s'aventuraient dans la forêt de Bijarim en ce début du mois de janvier. C'était plutôt la saison des chocolats chauds, des visites au temple et aux moments en famille. Seuls les randonneurs les plus avérés profitaient de cet instant de répit pour arpenter les bois, heureux de les avoir rien que pour eux. Les guides postés à l'entrée de la forêt n'avaient pas foule, mais NaSoon n'éprouvait pas le besoin de les interroger. 

Elle observa d'un œil distrait la charmante jeune fille qui semblait à peine majeure, sourire aux dames âgées qui avaient partagé son dortoir la veille. Ses cheveux rose pastel resplendissaient au soleil tandis que NaSoon avait ramené sa longue chevelure blonde en une queue de cheval haute pour ne pas être gênée. Plus près de l'entrée des bois, un grand garçon qui ne devait pas être bien vieux non plus répondait aux questions de randonneurs préparés, bâton à la main et sac sanglé sur le dos. 

Le guide hochait la tête dans une expression serviable, bien que ses grands yeux écarquillés lui donnaient un air perpétuellement surpris qui aurait amusé NaSoon en d'autres temps. La randonneuse en herbe fit grincer ses vieilles chaussures de marche contre les cailloux avant de respirer le bon air frais du matin. Le soleil effectuait déjà une percée dans le ciel, donnant l'impression qu'on était plutôt au printemps qu'en plein hiver. Si NaSoon se concentrait, elle pouvait presque humer l'air marin des eaux non loin de là. La jeune femme sentit l'ombre d'un sourire passer sur son visage. 

C'était ce dont elle avait besoin : la nature, le silence, et surtout, la solitude. La blonde passa devant le guide éberlué, lui prit un plan dans les mains avec un rapide « merci », pour pénétrer la forêt à grandes enjambées déterminées. Peut-être que quand elle aurait parcouru ces bois, elle pourrait enfin respirer convenablement, peut-être qu'elle pourrait penser à Yuta avec un sourire sincère sur les lèvres, peut-être enfin qu'elle serait capable de tenir à nouveau une conversation civilisée avec ses compères. 

En tout cas, en attendant, personne ne lui poserait de questions. 

Quand la brume tombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant