IV. Barbara

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« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
Tandis que Rolland se balançait lentement sur son tabouret en chantant à mi-voix, Solveig essuyait quelques timbales en métal en baillant. Dans La Taverne, l'ambiance était redescendue depuis la veille au soir.
- Punaise, elle m'a épuisée celle-là... soupira-t-elle.
    Leïo et Lara, affalées sur le comptoir, hochèrent simultanément la tête en écarquillant les yeux, signe qu'elles approuvaient fortement ce que venait de dire leur amie.
- Même Rolland, ça l'a achevé, piailla soudain Illée. Regardez-le, il est tout mou !
    En effet, le vieux barde avait perdu de sa vigueur habituelle ; il n'avait même plus la force de repousser Sam qui venait se frotter à ses jambes. Tout en tanguant et en grattant les dernières cordes de son luth, il se remémorait la soirée de la veille.

    C'est mon moment, c'est l'heure d'entrer en scène !
...
- SHOW TIME ! DANS LA TAVEEERNE... AU COEUR DE LA FORÊÊÊT... !
...
- POUR DE L'EAU DE POUUURSE, LES CLIENTS FONT LA COUUURSE ! ET POUR DU RIIIZ, LES CLIENTS SOURIIIENT !

    Cela faisait des années qu'il ne s'était plus lâché de la sorte. En l'espace d'un instant, il avait retrouvé un bout de sa jeunesse perdue qui semblait sommeiller en lui depuis une éternité.
- J'ai la dalle ! râla soudain Leïo, tirant alors Rolland de sa rêverie. Illée, tu veux pas me préparer un bol de riz, s'il te plaît ? Je sens l'odeur qui vient de la cuisine et ça m'ouvre littéralement le ventre en deux.
- C'est comme si c'était fait ! s'exclama la gobeline de derrière le comptoir.
    Au même moment, un gnome passa la porte de l'auberge et vint s'asseoir au bar.
- Bonjour tout le monde, baragouina-t-il en grimpant difficilement sur un siège en hauteur.
- Hey ! Mister Winner ! sourit Solveig. Comment tu vas, bébou ?
    Le petit lutin était un habitué des lieux. Avec sa peau rouge cramoisi, il ne passait jamais inaperçu. Les gens avaient tendance à se moquer de lui de part son apparence et sa façon de parler qui était pour le moins singulière : on le comparait souvent à un petit cochon qui aurait du mal à respirer correctement. Seule Solveig l'avait toujours considéré. Au fil du temps, une amitié s'était créée entre ces deux personnages que rien ne semblait pourtant rassembler.
- Je vais bien, je vais bien merci, peinait-il à articuler. J'étais là, hier, j'ai tout vu, j'étais assis à côté de la madame.
- Oui, je t'ai vu mon mousqueton, lui répondit Solveig qui avait la main lourde sur les surnoms. La vieille dame qui a raccompagné la cliente est d'ailleurs venue ce matin aux aurores, lorsque j'étais entrain de préparer l'ouverture.
    Lara se tourna vers son amie.
- Ah oui ? lança-t-elle.
- Ah oui ? répéta Leïo dans un sourire gêné qui trahissait son embarras face à Solveig qui semblait remplir d'avantage qu'elle-même la fonction de patronne.
    La rouquine hocha la tête en fermant les yeux.
- Oui, elle est venue pour me dire que tout allait bien. « Vomitus » est bien rentrée et elle lui aurait apparemment dit que ce « craquage » ne faisait absolument pas partie de ses habitudes. En bref, tout va bien.
    Elle jeta un œil à Rolland.
- Et elle aurait aussi ajouté qu'elle a beaucoup aimé le petit spectacle qu'elle a entendu en fond.
    Son visage s'illumina pendant une fraction de seconde.
- C'est vrai ?
    Le barde se racla la gorge et donna un coup franc sur les cordes de son luth cassé.
- Eheh, eh ouais ! C'est que j'sais mettre l'ambiance moi ! Contre dix pièces d'or, Rolland jour d'la guitare... fredonnait-il avec un sourire en coin.
- DU RIZ ! DU RIZ ! DUUU RIIIZ !
    Un sursaut général fit presque trembler la pièce. Une fois de plus, la voix d'Illée venait de briser le calme ambiant. Tout un chacun était cependant désormais habitué à ces interventions régulières ; cela faisait sans doute partie du charme de cet endroit...
    La petite gobeline se posta devant son amie l'elfe qui lui paraissait immense, là-haut, perchée sur son grand tabouret. Dans un sourire sincère et presque niais, elle lui tendit un grand bol de riz fraîchement préparé.
- Merci, souffla Leïo en portant sa main à son cœur. J'ai bien cru que j'allais faire un arrêt cardiaque avec tes cris stridents, encore une fois, mais merci !
    Dans un petit rire, Illée sortit un deuxième bol de derrière son dos.
- Et pour toi, Lara !
    La jeune balafrée afficha un air surpris et accueillit ce repas avec reconnaissance.
- Ah ben merci, c'est gentil Illée !
- Qu'est-ce qui t'arrive ? intervint soudain Solveig en regardant Leïo.
    L'elfe était figée sur sa chaise, la bouche pleine et les yeux ronds. Après avoir balayé ses camarades du regard, elle cracha le contenu de sa bouche dans sa main droite puis donna un coup sur le comptoir de sa main gauche.
- Un escargot !
- Quoi ? s'exclama Solveig.
    Leïo agita ses doigts pour laisser retomber le riz à moitié mâché sur le bois du comptoir puis montra la petite bestiole à ses amis.
- Un escargot ! Il y avait un escargot dans le riz !
- Hein ? Mais comment c'est possible, ça ? s'interrogea Solveig en examinant le minuscule gastéropode.
    L'elfe se retourna et baissa la tête en direction d'Illée.
- Oui, comment c'est possible ? Il y a un apparent manque d'hygiène dans la cuisine, là !
    La petite gobeline regardait son amie avec les yeux d'un enfant se faisant gronder par ses parents.
- Mais...mais... sanglotait-elle. MAIS IL EST BON MON RIIIIZ !
    Et elle fondit en larmes.
    Eh merde, pensa immédiatement Leïo qui se sentit alors mal à l'aise.
- Bon allez, c'est pas grave... souffla-t-elle pour essayer de consoler sa cuisinière en reposant l'escargot sur le bar. De toute façon, ça m'a l'air d'être juste une coquille vide, la bébête ne doit plus être dedans.
    Illée renifla puis redressa la tête, les yeux mouillés. Alors qu'elle s'apprêtait à sourire à son amie en signe de réconciliation, elle aperçut du mouvement du coin de l'œil.
    A l'autre bout du bar, Lara était entrain de laver frénétiquement ce qui semblait être...son plat de riz !
- EH TOI ! TU RESPECTES PAS LE RIZ ! vociféra brusquement la gobeline en se dirigeant vers la fautive.
    L'ancienne aventurière ne fut pas troublée pour autant. Elle s'affairait à rincer ses grains blancs avec détermination.
- Je préfère manger froid plutôt que d'avaler un escargot ! s'agaça-t-elle.
- Eheh ça va, tu vas pas en mourir ! lança Rolland sur son tabouret. Dans certaines régions du monde, ça s'mange, ces trucs-là... Et puis bon, c'est pas si mauvais que ça. Quand on a vraiment faim, on est prêt à manger n'importe quoi, c'est moi qui vous l'dis !
    Solveig lui lança un regard perplexe puis se retourna vers ses collègues.
- Bon, il faudrait quand même savoir d'où il vient, cet escargot. Imaginez qu'il y en ait dans d'autres bols...
    D'un même mouvement de tête, les filles se tournèrent vers les clients attablés dans l'auberge.
- Oh non, pas ça... s'inquiéta Leïo. Notre réputation serait foutue !
- Bon allez, on va pas rester là sans rien faire, s'agita Lara. Leïo et moi, on va passer la cuisine au peigne fin pour voir si on n'en trouve pas d'autres pendant que toi, Illée, tu vas tourner entre les tables pour voir si tu repères quelques chose de bizarre, ok ?
- D'accord... acquiesça la petite gobeline. Mon riz, snif...

    Mais il n'y eut rien à signaler. Tandis que Tic et Tac avaient bien fouillé la cuisine, la maîtresse du riz avait pris les indications de son amie au pied de la lettre : elle avait littéralement effectué des rondes entre les tables, ce qui avait eu l'air très suspect. Tout en mangeant, les clients l'avaient suivie du coin de l'œil et certains d'entre eux s'étaient trouvé parfois pris au dépourvu lorsque la gobeline s'emparait de leurs bols pour fouiller dedans en leur braillant dessus : « ALORS, IL EST BON, MON RIZ ? »
    Solveig avait assisté avec consternation à toute cette scène. Elle avait décidé de ne pas piper mot pour ne pas rajouter d'avantage de chaos au chaos déjà présent.
    Autour du comptoir, les trois enquêtrices en herbe faisaient le point.
- On n'a rien trouvé dans la cuisine, déclara Lara.
- Et moi rien auprès des clients, renchérit Illée.
- De toute façon, intervint Leïo, je pense vraiment qu'il s'agit juste d'une coquille vi...
    Elle s'arrêta un instant.
- Ben, elle est passée où justement, la coquille ? Tu l'as enlevée, Solveig ?
- Non j'y ai pas touché, se défendit la rouquine. T'es sûre de l'avoir laissée exactement ici ?
- Ben oui, je l'ai posée juste à côté de mon bol.
- Attendez, mais c'est pas ça, là bas ? interrogea Lara en pointant du doigt une sorte de petite crotte à l'autre bout du bar.
    Les quatre filles se rassemblèrent autour de la chose et ce fut une surprise générale.
- Mais c'est l'escargot ! s'exclama Leïo. Il est vivant !
- Mais comment c'est possible, lâcha Solveig en éclatant de rire.
- Eh faites voir, faites voir ! cria Rolland.
- Oh, il est mignon ! s'extasia Illée. Même s'il était dans mon riz...
    Lara ne dit aucun mot, affichant simplement une mine dégoûtée à l'idée que la bestiole aurait pu se retrouver dans son bol. Dans sa bouche.
- C'est dingue qu'il ait survécu... s'émerveilla Leïo. Il est quand même littéralement passé à la casserole, et puis dans ma bouche !
    Sa fascination pour le monde sauvage était sans retenue. En passant ses journées en intérieur, elle n'avait plus souvent l'occasion d'être au contact de la nature. Cette petite surprise égailla alors sa journée.
- Je vais l'appeler Barbara, sourit-elle.
    Non loin du comptoir, deux voix retentirent simultanément.
- Quel joli nom !
    Il s'agissait de Patalo et Picolo qui semblaient avoir suivi de près toute cette histoire.
- Quelle épopée, quelle odyssée ! s'écria le premier.
- Quelle histoire, quel...accoudoir ! renchérit le second, visiblement en manque d'inspiration.
    Solveig les regarda avec amusement.
- Tout ceci m'inspire-là une belle mélodie, lança Patalo.
    Il se leva, se racla la gorge et prit une grande inspiration.

Car elle n'avait pas été simple avec toi, la vie.
C'est prise dans les tumultes de la mer
Que tu as fini par t'échouer là, Barbara,
Et que moi, un soir, je t'ai trouvée las.

    Picolo se leva à son tour et poursuivit.

Rescapée des flammes, des vagues, du vent,
Rescapée de tout Barbara, rescapée de l'enfer.
Qui d'autre que toi aurait tenu le choc,
Grande Barbara à l'allure de guerrière !

    Un échange commença alors entre les deux jumeaux.

Allure de guerrière mais cœur tout tendre ;
Et c'est dans mes bras que tu t'es échouée.
C'est dans mes bras, Barbara, que la vie
T'a déposée ce soir au sortir des vagues.

Barbara aux yeux langoureux,
Barbara aux lèvres sensuelles,
Que ne m'as-tu pas fait, Barbara ?
Que n'as-tu pas épargné à mon cœur ?

C'est par ton regard que j'ai été envoûté,
C'est à tes mots que j'ai succombé,
Et c'est pendu à tes lèvres, désormais,
Que je me retrouve, Barbara.

Regarde, regarde moi encore.
Elle est là dans tes yeux toute la peine du monde,
Elle est là et elle s'écoule sur ta joue,
Et moi je la balaye de mon pouce, Barbara.

C'est dans tes yeux couleur abysse
Que je veux semer, maintenant,
Un peu de joie et d'amour
Pour voir fleurir sur ton visage

Les plus beaux rires de printemps
Et voir ton regard attraper les rayons
Du soleil, pour que face à la mer
Jamais plus tu ne cèdes ta lumière.

    Le silence qui avait commencé à s'installer fut rompu par les applaudissements de Solveig.
- Bravo ! Bravo les gooses !
- On est d'accord que Barbara c'est un escargot, à la base ? s'inquiéta Lara.
- Oui, mais c'est pas grave, c'est beau, il se sont laissés emporter par la poésie ! justifia Leïo en accompagnant Solveig dans ses applaudissements.
    Mais... Je suis la seule à trouver ça bizarre ? se questionna alors l'aventurière.
    De son côté, Rolland tirait une mine boudeuse et semblait marmonner des bouts de phrases à Sam, malgré son allergie aux chats.
- Pas juste... Moi qui fais le show normalement... Mon domaine... Voleurs de vedette...
    A son habitude, Illée continuait de servir ses bols de riz tout en prenant bien soin de vérifier dans chacun d'entre-eux si une Barbara ne s'y trouvait pas. Elle s'appliquait également à demander avec insécurité à chaque client, après leur tout premier grain de riz porté à leur bouche :
- Il est bon, mon riz ?

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