VI. La boulette

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« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
Pendant son service du matin, Solveig n'avait pas pu s'empêcher de lancer des petits regards en coin à Rolland. Le vieil homme était redevenu normal depuis la veille : accent campagnard, voix qui déraille, verre d'eau de pourse à côté de son tabouret bancal et luth cassé qui l'accompagnait. Ils n'avaient cependant pas reparlé de leur entrevue. Au fond d'elle, Solveig mourrait d'envie de lui poser tout un tas de questions : pourquoi cette inquiétude face à ce professeur ? Le connaissait-il ? Était-il dangereux ?
    Mais surtout :
    D'où viens-tu, Rolland ?
    
Le vieux barde n'avait jamais parlé de son passé. Il avait débarqué un jour dans La Taverne pour proposer ses services de baladin et s'était petit-à-petit installé au fil du temps.
    Un squatteur, avait d'abord râlé Leïo.
    Mais les clients l'adoraient, bien qu'il jouait et chantait mal. C'était justement ce côté bancal qui plaisait, qui lui donnait son charme.

    La matinée était passée sans que Solveig n'ose briser la glace avec son camarade ; elle se demanda même un instant si elle n'avait pas rêvé de cette conversation tant Rolland semblait l'avoir totalement oubliée.
    Elle n'eut cependant pas le temps de se poser davantage de questions. Telle une tornade, Illée était sortie de la cuisine en envoyant valser la porte, sortant alors tout un chacun de ses rêveries.
- LES FILLES ! J'AI UNE GRANDE NOUVELLE !
    Solveig balaya toute la salle du regard puis se jeta sur son son amie.
- Parle moins fort !
- Oui, oui pardon ! lui répondit la cuisinière qui ne semblait pourtant pas tenir compte de la remarque de sa collègue. J'ai eu une super idée !
    Lara et Leïo se rapprochèrent de la petite gobeline tandis que Rolland tendait l'oreille depuis son tabouret.
- J'ai décidé de proposer autre chose à manger en plus de mon riz !
- Ah oui ? s'exclama Lara avec stupeur.
- Oui ! DES BOULETTES DE RAGOUGNASSES !
    Un silence s'installa un instant.
- Des boulettes de... Illée, t'es sûre ? s'inquiéta la rouquine.
- Mais oui, puisque je te le dis !
    Ses amis la dévisageaient avec préoccupation. Les ragougnasses étaient des boulettes de viande au bord de la péremption, un plat qui était né et avait connu son âge d'or durant la crise économique. Il était cependant resté dans les mœurs et demeurait servi dans les endroits populaires, bien que rarement apprécié. Il s'agissait d'une préparation à l'odeur et au goût forts ainsi qu'à la texture filandreuse – notamment due au fait que les morceaux de viande utilisés étaient souvent les moins onéreux - ce qui lui valait la réputation d'être peu estimée auprès des plus jeunes et des plus aisés.
- C'est pas de la bouffe de tapette, quoi, grogna Rolland.
    Illée affichait un grand sourire.
- Je sais que les clients vont adorer !
- J'en suis pas aussi sûre que toi, intervint Leïo, surtout que c'est un plat qui a intérêt à être bien préparé pour être bon, sinon c'est immonde. Je tiens pas à ce que tes petites expériences fassent couler mon bistrot.
- Eh, c'est notre bistrot ! rétorqua la gobeline. C'est toi qui a toujours dit que tu considérais que cette taverne était à nous toutes !
- Officieusement oui, officiellement c'est mon entreprise, c'est mon argent qui a été placé là-dedans, commença à s'inquiéter la patronne sur qui perlait une goutte de sueur à la surface de son front.
- Mais ne t'inquiète pas ! C'est l'idée du siècle, je te dis ! Ça varie un peu du riz tout en restant largement dans notre budget !
    Leïo haussa les sourcils et balaya l'air de sa main.
- Fais ce que tu veux, je t'aurais prévenue.
    Illée ne retint de sa réponse que la première partie et s'en alla aussitôt dans la cuisine commencer à préparer son plat.
- Ah mais c'est qu'elle avait déjà tout prévu ! s'offusqua l'elfe en voyant la viande sur le plan de travail.
- Laisse-la faire, la rassura Lara. Elle prépare le riz comme personne, y a pas de raison que ce soit différent avec...ça.
- J'espère que t'as raison... On verra, on aura la réponse dans quelques minutes.

    Tandis qu'Illée avait préparé ses boulettes sous le regard perplexe de ses amis – l'odeur qui se dégageait de la cuisine était pour le moins fétide – Solveig avait informé les clients du tout nouveau plat qui allait faire son apparition dès ce midi à La Taverne. Contre toute attente, la curiosité l'avait emportée sur la défiance et la gobeline se retrouva avec un grand nombre de commandes sur les bras.
- MESDAMES ET MESSIEURS ! s'écria-t-elle pour attirer l'attention, j'ai l'honneur de vous présenter mon tout nouveau plat : LES RAGOUGNASSES !
    Une salve d'applaudissements d'encouragement se fit entendre. Parmi les clients, un seul ne fit que peu de bruit en frappant ses mains entre elles, pour la simple et bonne raison qu'il ne possédait tout simplement pas deux mains, mais bel et bien une main et un pied.
- Je vous souhaite un bon app... Oh ! A...Alby !
    Les joues d'Illée s'empourprèrent subitement et ses mains se mirent à trembler, la forçant à poser ses bols sur le comptoir.
- Bonjour mademoiselle ! sourit l'homme à la joue balafrée. Comment allez-vous depuis la dernière fois ?
    Essaye d'agir naturellement, pensa-t-elle, se retrouvant prise au dépourvu par cette visite inattendue.
- Je vais merveilleusement bien ! Et vous, mon beau capitaine ?
- Eh bien, je vous remercie pour le compliment !
    La gobeline ouvrit grand les yeux et rougit davantage en se rendant compte de ce qu'elle venait de dire.
- En tout cas, poursuivit-il, je vais également merveilleusement bien, merci. Je passais prendre un déjeuner, je crois que je tombe bien !
    Le corsaire désigna les bols de ragougnasses et Illée s'agita.
- AH ! J'AI PAS SERVI MES CLIENTS !
    Alby Tgeanth sursauta puis souffla par le nez en souriant.
- Je ne vous mets pas plus en retard, alors ! Je vais m'asseoir juste là. Je serais ravi de goûter votre nouveau plat !
    Illée regarda le pirate s'éloigner puis se retourna soudainement vers ses collègues.
    Rolland et les trois filles la regardaient avec un grand sourire et des yeux rieurs.
- Alby est revenu ! leur chuchota-t-elle avec euphorie.
- Oui, on a vu, rigola Solveig. Allez, va servir tes clients, ils attendent !
- Oui ! Et je vais faire goûter mes boulettes à Alby !
- Eh, attends ! bafouilla le vieux barde. Moi aussi j'ai faim !
    Après avoir donné un bol de boulettes à Rolland, la petite gobeline se saisit des plats sur le comptoir et entama sa tournée entre les tables. Une fois tous ses clients servis, la cuisinière recula de quelques pas pour avoir une vue d'ensemble sur la salle. Un immense sourire de satisfaction illuminait son visage.
    Mais un ange passa.
    Puis deux.
    Puis trois.
    Puis un silence pesant s'ancra profondément.
    Le sourire d'Illée disparut et un regard inquiet prit place sur sa figure.
    Si l'on observait bien le visage des clients, l'on pouvait immédiatement deviner que ces derniers étaient entrain de détester ce qu'ils avaient en bouche. Cependant, personne n'osa broncher de peur de la réaction de la gobeline qui était bien connue pour avoir le sang chaud.
- Elles sont bonnes, mes boulettes ? tenta de demander la cuisinière pour briser le malaise ambiant qui s'installait de plus en plus au fil des secondes.
    Mais personne ne répondit.
    Illée écarquilla les yeux et fronça les sourcils.
- ELLES SONT BONNES, MES RAGOUGNASSES ?
    Les clients de l'auberge la regardaient en silence dans le blanc des yeux, la bouche pleine, n'osant point recracher les boulettes dont le goût était visiblement nauséabonde.
    A côté du comptoir, Rolland dévorait sa portion, penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux. Des petits morceaux de nourriture étaient collés au coin de sa bouche et dans les poils de sa barbe.
- Humpf, moi ch'adore cha ! s'extasiait-il la bouche pleine. Par contre regarde la tête de tes clients, ils les trouves dégueulaches tes boulettes.
    Illée lança alors un regard désespéré en direction d'Alby, cherchant son approbation.
    Ce dernier la regarda à son tour, l'air navré.
- Décholé, lui lança-t-il la bouche pleine et l'air souffrant.
    La gobeline sentit un pic se planter dans son cœur en comprenant que même son capitaine adoré détestait ses ragougnasses. Elle poussa un cri aigu de frustration et s'en alla en courant dans la cuisine, honteuse.
    Tous les clients recrachèrent alors leurs boulettes à l'unisson et commandèrent massivement de l'eau de pourse à Solveig qui se trouvait derrière le comptoir, dépitée.
- Ils ont pas de goût, ces gens ! marmonna Rolland dans sa barbe sale. Toutes des fillettes !

    Les boulettes de ragougnasses furent un échec cuisant. Suite à cet insuccès, Illée décida de ne plus rien cuisiner d'autre que son riz. Il s'agissait de sa spécialité, et cela ne risquait pas de changer. Seul Rolland persistait à réclamer des boulettes de temps à autre, ce qui avait laissé les filles perplexes. Même Sam n'avait pas voulu des restes, alors comment un humain pouvait-il sincèrement apprécier cela ?
    C'est Rolland quoi, avait justifié Leïo.
    Les jours étaient passés et les visiteurs s'étaient faits de plus en plus rares, l'incident culinaire ayant fait fortement baisser la côte de popularité de La Taverne. Les clients les plus fidèles continuaient cependant de fréquenter l'auberge, à la recherche de riz et d'eau de pourse.
- Il est bon, mon riz ? leur demandait fréquemment Illée en leur servant ses bols avec insécurité, cherchant à se rassurer.

La TaverneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant