X. Yolande

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Poulpomerde : Divinité. Selon les croyances pirates, Poulpomerde est une divinité marine punissant quiconque ne respectant pas la mer. La sentence prend notamment forme d'une diarrhée longue et douloureuse.

« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
Depuis une semaine, Rolland avait repris du poil de la bête, ou de la coquille de la pourse, selon les expressions locales. La Taverne aussi, avait vu son image redorée : l'incident des ragougnasses était désormais lointain et le délicieux riz d'Illée avait regagné la réputation qu'il méritait. Les clients revenaient par dizaines ; tout était de nouveau comme avant. Seulement, une personne vint troubler le train-train quotidien de l'auberge.
- Bien le bonsoir, tout le monde !
    Une femme d'une soixantaine d'année venait de passer la porte en ouvrant grand les bras.
- Servez-moi donc une bonne eau de pourse, il fait soif ! Et un bol de riz, aussi, je meurs de faim !
    Leïo arqua un sourcil.
- Qu'est-ce que c'est encore que ce numéro ? chuchota Solveig à sa collègue.
- Décidément, on ne s'ennuie jamais, ici ! brailla Rolland.
    Lara prit l'initiative de servir l'étrange dame, cette dernière se dirigeant vers le bar en marchant de travers. Elle était d'ailleurs curieusement accoutrée : elle semblait recouverte de bouts de tissus cousus les uns aux autres, sans forme définie, tandis que sur son visage se peignaient des traces de griffures.
- Merci bien, jeune demoiselle ! s'élança la cliente en prenant place sur un tabouret. Vous êtes bien belle, dites donc, comment vous appelez-vous ?
    Lara fronça les sourcils et mit un instant à répondre.
- Je... Je m'appelle Lara, merci du compliment.
- Oh mais enfin, ne me remerciez pas pour si peu ! Moi aussi j'ai été jeune un jour. Je vous ressemblais, d'ailleurs. Enfin, je crois, c'est un temps lointain. Je m'appelle Yolande, ravie de faire votre connaissance à toutes !
    Les quatre filles hochèrent la tête dans un sourire légèrement gêné. Cette dame était fort sympathique, oui, mais un peu bizarre, aussi...
    Elle va me voler la vedette ! pensa Rolland.
Yolande scrutait les serveuses, les coudes sur le bar.
- On ne saurait dire laquelle est la plus appétissante, finit-elle par lâcher. Enfin bref ! Excusez-moi, mais comme vous le voyez, je ne suis plus toute jeune, et je dois enlever un petit quelque chose avant de boire mon verre...
    Elle glissa ses doigts dans sa bouche et retira...ses dents.
- Chinon, l'alcool dégrade mon dentier, et les grains de riz che coinchent dedans ! rigola-t-elle en agitant ce dernier. Eh oui, che ne chont pas de vraies dents !
    Mais à force de jouer avec, il lui glissa des doigts, lui arrachant un cri de surprise. Le dentier vint rebondir sur le bois du comptoir dans une série de cliquetis et finit sa course...dans l'évier.
- Ah ! Mon dentier !
    La vieille femme se pencha à toute vitesse par dessus le bar et récupéra sa petite partie d'elle-même qu'elle refourgua immédiatement dans sa bouche. Les filles et Rolland affichaient une mine mi consternée, mi horrifiée. Se passerait-il un jour sans que le chaos ne règne dans cette pièce ?
    Après une seconde de silence, Leïo partit en courant dans la cuisine pour masquer son fou-rire naissant.
- Je vais le garder avec moi, je crois que ça vaut mieux ! se rattrapa Yolande. Je suis vraiment désolée mesdemoiselles, c'est qu'il faut bien avouer que je suis perturbée, aujourd'hui... Voyez-vous, ce matin, j'étais entrain de fabriquer un serre-tête pour communiquer avec des formes de vies extraterrestres. Ne vous moquez pas, c'est très sérieux, ces histoires ! Pour ce faire, j'y ai intégré deux antennes avec deux boules au bout, pour émettre et recevoir les signaux, sauf que les bouboules étaient trop lourdes ! Du coup, elles pendouillaient devant ma tête. Oh, misère ! Je me suis penchée sur mes chats pour leur montrer. « Regardez, mes minettes, maman ressemble à une vieille coccipourse ! » leur ai-je dit. Sauf que ça les a excitées ! Elles ont voulu jouer avec, et elles m'ont lacéré le visage ! Oh là là, la douleur, je vous raconte pas ! Mais bon, au fond, ce n'est rien comparé à la douleur d'un oursin qui se plante dans votre pied, je vous le dis, moi.
    Désormais, ce n'était plus seulement Leïo qui était en fou-rire, mais bien toutes ses collègues. Seul Rolland était jaloux.
- Ne vous moquez pas, enfin ! s'offusqua la cliente. Savez-vous seulement de quelle douleur je parle ? Misère, quel douloureux souvenir... C'est le cas de le dire ! Il fut un temps où j'étais complètement fauchée car je m'étais faite virer de mon travail. Je bossais dans un endroit comme celui-ci, tenez ! J'étais femme de ménage, et la patronne a eu le culot de me reprocher d'utiliser la même éponge pour les toilettes et pour le comptoir ! Non mais enfin, je ne suis pas une gaspilleuse, moi ! Bref. Suite à cet incident, je n'avais plus un sou, et vous devinez la suite, je pense... Comme toutes les personnes en quête de fortune, je me suis lancée dans la chasse à la pourse. Et je parle bien des pourses d'eau salée ! Ce sont elles, qui ont de la valeur. Voyez-vous, j'étais sûre d'en trouver, et de devenir riche, donc. C'est vrai, ce ne pouvait pas être bien difficile ! Alors j'ai dépensé tout l'argent qui me restait dans les auberges les plus luxueuses de la région. Ah, quel plaisir du palais... Mais quelle grave erreur, aussi. Comme vous devez vous en douter, je ne suis jamais devenue riche, j'ai alors perdu les seules pièces qu'il me restait... Il ne faut pas vendre l'eau de la pourse avant qu'elle soit morte, c'est moi qui vous le dis ! Enfin bon, revenons à nos pourses. J'étais partie avec ma meilleure amie, en pleine saison d'été. On s'était installée dans un coin propice à la trouvaille : un bord de mer assez rocheux et peu fréquenté. C'est qu'on avait de l'espoir, en ce temps-là ! On a cherché, cherché, cherché... Pendant des semaines on a cherché, en vain. Puis un matin, un navire pirate a accosté sur la plage. Le capitaine était un beau barbu au gros nez ! J'adore les barbus, vous savez ? Et les gros nez...
    Yolande se tourna vers Rolland et lui fit un clin d'œil.
- Eh ! Je suis peut-être barbu, mais j'ai pas de gros nez ! maugréât le vieux barde avant de toucher son nez d'un air inquiet.
- Le capitaine est venu nous voir et nous a demandé ce qu'on faisait là, poursuivit la cliente en ignorant la réponse de Rolland. Alors nous, bien sûr, on lui a dit qu'on cherchait la pourse, sauf qu'il s'est moqué de nous, ce vieux schnock ! « Mais vous en trouverez jamais ici ! », qu'il nous a dit. « Il faut des coins très précis, notamment traversés par des courants chauds. Et puis c'est pas vous qui allez en trouver, alors que nous on en cherche depuis des années ! ». Pour qui il se prenait, celui-là ? Bien sûr, je ne l'ai pas écouté. À coup sûr il s'agissait d'une ruse de sa part pour nous chasser et faire la cueillette derrière nous... Alors je suis retournée dans l'eau, près des roches, et c'est là que j'ai marché sur ce fichu oursin ! À cause de cette bestiole, j'ai dû arrêter mes recherches et me poser sur le sable. Heureusement, mon amie est venue me remonter le moral, sauf que toute cette histoire a fini par virer au drame, oh misère...
    Elle secoua la tête en se pinçant les lèvres.
- Elle a examiné ma blessure et a vu que ce n'était pas très grave, bien que la douleur m'empêchait de poser le pied par terre, dans l'eau salée, qui plus est. « C'est pas pour rien que la chasse aux pourses est réservée aux experts, Yolande », m'a-t-elle dit. « Mais bon, on va rigoler un peu, on l'a bien mérité ! Regarde ce que j'ai trouvé dans les affaires des pirates ! ». Un aileron de requin, qu'elle avait déniché ! « Roh là là, mais tu es folle ! » lui ai-je dit. Mais bon, après tout, ce capitaine s'était moqué de nous, alors on pouvait bien lui piquer un petit effet personnel en lot de consolation ! Sauf que ma copine, c'était pas ça qu'elle avait derrière la tête, non non non ! « On va leur faire peur, on va leur faire croire qu'il y a un requin près du bateau ! » qu'elle m'a dit ! Alors moi, sur le coup, j'ai dit oui tout de suite, je me suis dit que ça allait être crissment drôle ! Mais on n'a pas ri longtemps, je vous le dis. La cocotte, elle est allée nager près du navire avec son aileron au dessus de la tête, sauf que les pirates, ils ont eu la peur de leur vie ! « Un requin ! Éloignez-vous tous du rivage ! » a crié le capitaine. Alors la plupart de l'équipage est parti en courant, sauf que dans le lot, y en a un qui a fait un arrêt cardiaque ! Y'en a un qu'est mort par notre faute ! Et c'est pas tout, oh misère... Y a des pirates qui ont porté leurs perles de pourse et qui ont décidé d'affronter le danger : ils ont tiré sur le requin ! Alors mon amie, ben elle a perdu un bras, dans toute cette affaire...
    Solveig ne put réprimer un rire. Cette histoire était tragique, mais ô combien improbable. La Taverne avait le don d'attirer tous les phénomènes de la région.
- Vous pouvez rire, se lamenta Yolande, c'est pas glorieux... Et tout ça pour des pourses ! Mais bon, faut dire qu'on a été bien punie : suite à toute cette mésaventure, on a été prise d'une... Enfin... Pardonnez-moi les termes, mais on a été prise d'une chiasse fulgurante ! La colère de Poulpomerde s'est abattue sur nous ! On l'a bien mérité, il faut dire... Enfin bon, voilà la fin de notre aventure ! Suite à cet incident, on a été envoyée faire la plonge dans les différentes auberges de la région ; et gratuitement, bien évidemment...
    Yolande poussa un long soupir, épuisée par son long monologue et par la multitude de souvenirs qui lui revenaient en tête.
    Illée, qui n'avait écouté que des bribes de ce long récit – ce dernier ne lui rappelant que trop son merveilleux rêve avec Alby – se pointa devant la cliente, sans comprendre pourquoi ses amies riaient et pourquoi Rolland faisait la tête. Seule une question lui importait.
- IL EST BON, MON RIZ ?

La TaverneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant