𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝐃𝐄𝐔𝐗

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Deiji

La porte se referme derrière lui, et il reste là, sur le trottoir, un instant. Il est beau, il est exquis, gracieux, simplement debout, sous la lumière du lampadaire, qui offre des reflets dorés à sa chevelure chocolat. Quelques pétales dansent autour de lui, alors qu'il resserre son étreinte autour de son carnet à dessins, si précieux. Je voudrais être la mine de son crayon, pour connaître les traits qu'il conçoit, des heures durant, comme aujourd'hui.

Un soupir s'échappe de mes lèvres, et il disparaît dans la nuit. Je grimpe sur l'estrade, afin de nettoyer sa table, où il a laissé un billet de cinq milles wons, soigneusement déposé sur la serviette en papier que je lui ai servi avec son thé. Une délicate pâquerette est dessinée : le tracé est fin, elle est belle, malgré sa seule couleur foncée. Je la glisse précieusement dans la poche de mon tablier, pour toujours l'avoir avec moi désormais.

Mon cœur est chaud. Mes sens s'éveillent de toute la douceur qu'il possède. Des attentions insignifiantes pour lui, mais importantes pour moi. De ses sourcils qui se froncent, lorsqu'il dessine. De la façon dont il mordille sa bouche, attentif à son croquis, immergé dans les émotions qu'il pose sur papier. De son habitude d'humecter ses lippes quand il prend quelques centimètres de recul, pour scruter son ébauche.


Minghao me fascine depuis longtemps. Ce n'est pas pour sa voix de miel, mais pour sa virtuosité en danse qu'il est entré dans ma vie, sept ans auparavant.

Deiru, mon frère jumeau, et moi, pratiquions la danse classique, avant même de savoir marcher. C'était évident, pour lui et moi, de faire de cette passion notre métier. Je ne sais pas danser seule, Deiru ayant toujours été à mes côtés : mon unique partenaire, durant vingt-deux ans. Lui et moi avions intégré la plus prestigieuse des compagnies à Séoul, alors âgés de seulement douze ans. Les dix années qui ont suivi, malgré notre jeune âge, nous frôlions les plus grands parquets coréens. La fratrie Lee ne cesse de gravir les sommets. Les titres, dans les tribunes, se ressemblaient : nous étions les fiertés artistiques du pays. Mais Deiru, au fil des années, ne supportait plus la pression de cette notoriété. Ce qui était une passion devenait un fardeau, même s'il dansait avec moi.

Et Minghao l'a sauvé, à sa première dépression brutale : un nouveau groupe de treize membres a débuté. Deiru m'a entraîné avec lui dans le contemporain, alors que c'était un genre auquel nous étions inconnus. J'ai retrouvé mon frère, j'ai senti son cœur battre, à nouveau. Grâce à Minghao, il avait retrouvé la fougue de ses mouvements, l'expression de ses émotions les plus profondes : douces ou violentes. Il avait retrouvé son acharnement, déversant des litres de sueur jusqu'à satisfaction de sa chorégraphie. Son sourire solaire me réchauffait, enveloppant mon aura de la sienne. Même si j'étais née la première, il était le grand frère. Il endossait tout, et j'aurais aimé être suffisante pour qu'il s'accroche à la vie.

La légende racontant que les jumeaux sont émotionnellement liés, plus que par le sang est réelle. Pendant deux ans, plongés dans la danse contemporaine, bercés par le talent de Minghao, j'ai tenté d'être forte pour deux, parce que Deiru n'allait pas bien, au fond. Il ne vivait pas, il survivait. Je suis reconnaissante que Minghao m'ait permis d'avoir deux années supplémentaires aux côtés de mon frère : ç'avait été les vingt-quatre mois les plus euphoriques de ma vie, à dompter mon corps d'une nouvelle façon, consumée par un nouveau genre. À laisser mes sentiments me dévorer, dans chaque pas, chaque rythme, chaque mouvement, chaque saut, chaque pirouette, plus profondément qu'en danse classique.

Trois jours après la disparition de Deiru, Minghao était programmé à la compagnie, accompagnés des membres appartenant à l'unité de danse qu'ils représentent. J'ignorais, à l'époque, que mon frère avait fait une demande auprès du directeur qui ne lui refusait rien, parce qu'on ne disait pas non à la fratrie Lee. Et Deiru savait abuser de ce pouvoir, malgré son humilité.

La rencontre a été annulée, à l'annonce du décès de mon frère. Depuis cinq ans, je n'ai pas foulé la moindre parcelle de parquet, je n'ai plus passé les portes d'un opéra, d'une salle de spectacle, d'un studio de danse. Mes pointes, mes chaussons, mes vêtements jonchent le fond de mon armoire. Et jusqu'à ce qu'il fasse sonner le carillon de la porte de mon salon de thé, il y a deux mois, huit mercredis, danser était ma passion que je pensais morte avec mon frère, incinérée avec lui, devenue poussière. Mais je suis incapable de danser seule, je n'ai jamais appris à danser seule. Et Deiru était la meilleure moitié de moi.



Devant ma penderie, assise en tailleur, les portes ouvertes, je soupire doucement. Huit fois qu'il me rend visite, huit fois qu'une puissante émotion me dévore le cœur, prenant l'ascendant sur l'angoisse de danser à nouveau. Huit fois que je n'essaye pas. Huit fois que je laisse le souvenir de Deiru me dévaster.

Je remonte mes jambes contre ma poitrine, les maintenant contre moi, mon menton sur mes genoux. Mes larmes sont silencieuses, perlant le long de mes joues. Huit fois que j'en veux à Minghao d'éveiller des sentiments enfouis, vieux de cinq ans.

La porte de ma chambre s'ouvre calmement sur Hayun, ses pommettes encore rougies de sa journée de répétition. La compagnie a été engagée pour la comédie musicale Xcalibur, qui se jouera trois fois par semaine, durant quatre mois, au Grand Théâtre de Séoul.

Ça fait cinq ans que je vis avec Hayun. Au sein de la troupe, Deiru et moi étions jalousés, critiqués, volontairement mis de côté d'être l'épicentre de la compagnie. Certains, au contraire, souhaitaient se rapprocher de nous par intérêts. Mais Hayun, elle, est à mes côtés depuis notre arrivée. Ça lui plaisait d'entendre qu'elle était le troisième membre de la fratrie Lee. Et papa et maman l'ont toujours considéré comme leur propre fille.

Hayun est la sœur que je n'ai jamais eu : je lui serai éternellement reconnaissante de me choisir, moi plutôt que les autres, plutôt que les membres de la compagnie, qui n'ont cessé de m'enfoncer la tête sous l'eau, malgré le deuil auquel je devais faire face. Mais j'étais la lâche, celle qui a abandonné la troupe. Qu'ils me haïssent davantage ne me blessaient pas. Qu'ils insultent Deiru pour son acte, je ne les ai que plus détesté, et les déteste toujours, de tout mon être. À sa disparition, je n'ai plus su être forte, comme si cette force n'avait existé que de sa présence auprès de moi.

Alors, j'ai réalisé mon second rêve, moins rythmé, plus serein : posséder mon propre salon de thé, et étudier les différentes saveurs demeurant à travers les pays du monde entier. Posséder mon endroit où les visiteurs s'y sentiraient adoucis, désireux de s'isoler dans une bulle, loin de la réalité.


Hayun s'agenouille à mes côtés, ses sourcils froncés de compassion, partageant toujours la moindre émotion ressentie. Son corps est chaud, c'est apaisant de la sentir contre moi, alors que mes larmes dévalent ma peau. Je clos mes paupières, fort, et elle me maintient avec elle, mon visage dans sa clavicule. Je suis là. Je sens ses mots contre ses os, plus que je ne les entends. Doucement, je relâche mon étreinte sur mes jambes, afin de la poser autour d'elle, qui me berce précieusement, jusqu'à ce que mes sanglots se calment.


— SIANA

𝘙𝘖𝘔𝘈𝘕 - 𝐒𝐌𝐈𝐋𝐄 𝐅𝐋𝐎𝐖𝐄𝐑Où les histoires vivent. Découvrez maintenant