1. Eclats de verre

613 32 3
                                    

Le trajet jusqu'à son luxueux hôtel particulier caché dans la banlieue ouest passa en un éclair. Alors que la voiture conduite par son chauffeur passait entre les élégantes grilles noires du majestueux portail d'entrée, Kylian ne pouvait s'empêcher de repenser à son enfance et aux raisons qui avaient fait de lui le propriétaire de cette demeure autrefois réservée à l'aristocratie et aux très riches bourgeois. Il se savait particulièrement chanceux d'avoir réussi parce qu'il était conscient que le talent et le travail ne suffisaient pas, il y avait un facteur chance indéniable : rencontrer les bonnes personnes aux bons moments. Il repensait aux rêves immenses d'un gamin insouciant, convaincu qu'il compterait parmi les meilleurs joueurs du monde quand il serait grand. C'était fou à quel point tout était passé si vite, de sa ville natale au centre de Clairfontaine, puis Monaco, le pays de la démesure, pour finir dans la Capitale avant de décrocher la plus belle des étoiles pour son pays. Quatre ans après, il n'en revenait toujours pas. Seulement, ce qu'il n'avait jamais imaginé, c'était qu'avoir le comfort matériel et accès à toutes les richesses du monde n'accorde pas le bonheur, loin de là. Il s'était rapidement rendu compte des vautours qui volaient de plus en plus près de lui, lorgnant sur ses richesses nouvelles et prêts à s'abattre sur lui sitôt qu'il ne deviendrait qu'une vulgaire carcasse, charognards qu'ils sont.

L'arrêt du moteur du véhicule le ramène au présent. Il remercie son chauffeur, prend sa pochette Goyard et son téléphone avant d'entrer dans sa maison. Ça avait été un choc d'habiter seul et de soudainement faire face à la solitude d'une luxueuse maison vidée de chaleur humaine mais il n'avait pas vraiment eu le choix. Son adresse ayant été divulguée, et voyant de plus en plus d'inconnus potentiellement dangereux roder et épier ses fenêtres, il avait pris peur, fuyant la perpétuellement agitée Ville Lumière pour le calme de la banlieue, mais une différente de celle qu'il avait connue par le passé ; il était passé de l'est à l'ouest. Il s'était réfugié derrière les hauts murs faits de pierre de taille qui formaient l'enceinte de son domaine, aussi imprenable que ceux qu'il avait érigés autour de son cœur. Il avait essayé, pourtant, de s'en défaire, mais comme il avait fui Paris pour son danger latent, comme tapis dans l'ombre, attendant patiemment la meilleure opportunité, il avait dressé des barbelés solides pour protéger son cœur fragile, encore meurtri par son dernier propriétaire, les stigmates encore sanguinolents.

Il soupira en voyant son intérieur, tout ici lui rappelait les plus beaux jours de sa vie amoureuse, les tendres soirées passées à câliner celui qu'il avait tant aimé et qu'il aimait toujours quoi qu'il en pense, quoi qu'il en veuille, et les heures torides à ne faire plus qu'un, jusqu'à ne plus arriver à se dissocier, mais surtout les longues nuits passées à ruminer et à pleurer, un peu honteusement, la personne qui lui a brisé le cœur. Kylian ne comprenait pas vraiment ce qui s'était passé et, pour être honnête, n'avait même jamais compris comment est-ce que tout avait commencé. Peut-être que s'il avait été un peu moins fleur blue, il aurait pu voir ce qui se tramait autour de lui, maintenant ça lui semblait si évident.

Il se souvient comme si ça venait d'arriver de l'instant où son cœur s'est brisé comme jamais auparavant, et bien plus profondément qu'il ne le pensait possible, c'était comme si la cassure ne se refermerait jamais ; soudainement, il se rêvait être un maître du kintsugi pour réparer l'impossible. Il avait connu quelques déceptions amoureuses dans sa courte vie, toujours entre deux matchs, entre deux villes, entre deux championnats, et c'était d'ailleurs précisément le problème : il aimait le foot plus que tout, et plus que les quelques copines dont il avait partagé la vie. Mais cette fois, cette fois c'était quelqu'un qui aimait le foot, c'était aussi sa passion, c'était précisément ça qui les avait rapprochés, mais c'était aussi ce qui les avait séparés. Il se souvient toujours aussi douloureusement de ses yeux verts mouillés et de sa voix tremblante qui le suppliait de rester parce qu'ils étaient la meilleure équipe, parce qu'eux d'eux ensemble ils pouvaient déplacer des montagnes que personne d'autres n'avait jamais osé ne serait-ce qu'effleurer, parce qu'ensemble ils seraient imbattables et que l'histoire retiendrait d'eux qu'ils étaient la meilleure équipe que ce monde ait jamais vu et, que surtout, ils appartenaient à la même entité, au même ensemble et que, rien, rien ne pourrait jamais changer leur lien parce qu'ils s'appartenaient. Enfin, ça c'était avant qu'il ne retrouve son ex compagne, son premier amour, dans ses draps. Kylian n'avait même pas eu la force de dire quoi que ce soit, il lui avait fallu quelques secondes pour réaliser, et une de plus pour fuir aussi loin que possible, cette fois, c'était lui qui avait les yeux mouillés et sa voix tremblait alors qu'il racontait tout à Achraf, parce qu'il savait que s'il ne le faisait pas à cet instant, il plongeait dans un mutisme que rien ne briserait jamais plus.

Il se souvient du câlin réconfortant du numéro deux, de ses mots tendres et chaleureux et là, cajolé au creux des bras de son ami, il se sentait un peu mieux. Il savait que jamais son précieux ami ne lui reprocherait qui il était, peu importe si c'était contre sa religion, parce qu'il savait qu'Achraf le considérait comme son frère et qu'il l'acceptait tel qu'il était. Kylian n'avait pas eu la force de consulter son téléphone ce jour-là, il avait simplement envoyé un message à qui de droit pour confirmer son départ pour Madrid, parce qu'il savait qu'Achraf et ses autres amis de Paris ne lui en voudraient jamais de poursuivre ses rêves jusqu'à les embrasser pour grandir encore et écrire son histoire.

Kylian n'avait pas voulu écouter Neymar ce jour-là, emporté par la tempête destructrice qui s'abattait dans son cœur, brisant tout sur son passage. Et Neymar n'avait pas eu la force de le retenir parce qu'au fond, si les rôles avaient été inversés, est-ce qu'il se serait donné une chance de s'expliquer ? Il savait qu'il avait dérapé, qu'il avait sacrément merdé et qu'il méritait ce qu'il lui arrivait. Il savait qu'il méritait ce que le Français jugerait être sa peine. Mais, il n'avait jamais imaginé que cela inclurait le remplacer, parce que c'est ce qui s'était passé, non ? Il avait été évincé, supprimé de sa vie sans même un au revoir ; Neymar se serait même contenté d'un post-it ou d'un message bref et sans émotions. Même s'il se savait fautif, il ne pouvait accepter d'avoir été remplacé parce que c'était tellement douloureux. Il ne pouvait s'empêcher de se comparer à Hakimi, d'espionner ses réseaux pour voir ce qui plaisait tant à son précieux Kylian, à essayer, aussi discrètement que possible, d'écouter ce qui les faisait autant glousser. Il en voulait au Français de l'avoir remplacé alors qu'il l'avait lui-même fait dans ses draps de soie noire à la première occasion, parce que la colère était mieux que l'indifférence, elle prouvait, d'une manière détournée et peu saine, qu'il y avait toujours quelque chose, une étincelle au milieux des éclats de verre.

Je n'ai jamais cessé de t'aimerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant