Chapitre 1.
Huit ans plus tôt...
Le soleil s'est couché depuis maintenant une bonne heure. Je hâte le pas, la nuit ne me rassurant guère. Les histoires où de jeunes enfants disparaissent et ne sont jamais retrouvés sont courantes dans la région. Les cigales chantent des champs qui longent la route. Les arbres s'agitent, on entend le bruit des feuilles qui tremblotent. Au bout du chemin apparaît le manoir. Il est éloigné du reste de la ville car Mère déteste les gens et le bruit. Ici, elle est au calme. Le vent augmente, il siffle à mes oreilles.
Tout à coup, je sens des vibrations émanant du sol. Je pointe ma lampe torche vers le bas. Des petits cailloux tressautent sur la terre. Je me fige ; je sais bien ce que ces tremblements annoncent. Il faut que je me dépêche où je finirais comme les autres enfants. Je cours presque pour rejoindre le grand portail en fer forgé de la demeure. Sauf que mes pieds se prennent dans ma robe et je tombe la tête la première. Le sol vibre fort sous mes paumes, tellement que je tremble de tout mon corps. D'énormes bruits se font entendre. Boum. Boum. Boum. L'arbre en face disparait, enfoncé brutalement dans la terre par un énorme morceau de métal. Je lève la tête sauf que je ne distingue rien dans la nuit noire. Je n'ai pas besoin, je sais ce qui se tient juste en face de moi. Makroum. Le dromadaire. Sa gigantesque patte a détruit l'arbre. Je n'ose pas bouger. Tout le monde sait ce qui arrive à ceux qui croisent Makroum. Il m'évitera peut être, avec ma petite taille et si je reste bien silencieuse. Sa tête se situe si haut dans le ciel qu'il ne peut me voir, d'après les dits. Je déglutis, j'ai l'impression de faire un bruit d'enfer qui va me faire repérer. Le dromadaire céleste a une maitresse, la déesse Noix. Père répète que c'est un être maléfique qui ne pense qu'à assouvir ses penchants brutaux en détruisant tout sur le passage de Makroum. Cependant, je ne le crois pas. Je ne crois rien de ce qui sort de sa bouche. De plus, Noix est la sœur d'Héméré, la déesse du Soleil, la plus vénérée des divinités, elle ne peut pas être si méchante. Mais on raconte que les deux se haïssent. Je reste silencieuse, serrant fort mes genoux contre moi pour prendre le moins de place possible. Sauf qu'en face de moi, la patte de Makroum n'a pas bougé depuis une minute. Elle semble attendre. Va-t-elle m'écraser ? Cela ne me fait ni chaud ni froid, mes parents ne s'apercevraient même pas de mon absence. Un courant chaud caresse mon visage, c'est agréable. Je cligne des yeux, soudain une femme se tient en face de moi. Je sursaute de surprise. Elle se tient très près, accroupie comme pour se tenir à ma taille. Sa peau est bleue et couverte de paillettes argentées, ses cheveux bleus couvrent son buste et ses yeux très clairs me regardent avec malice.
-Bonsoir Charlotte.
-Vous connaissez mon nom ?
Ma question est stupide car j'ai compris en un instant que la femme en face de moi était Noix. C'est une déesse, elle sait tout. Elle sourit et ses lèvres sombres laissent apparaître des dents d'un blanc éclatant.
-Tu n'as pas à avoir peur de moi.
Sa voix est envoutante, grave et posée. C'est si agréable à entendre que j'ai envie de lui demander de me parler pour l'éternité. Elle est bien différente de Mère dont je n'entends jamais la voix.
-Tu sais qui je suis, n'est-ce-pas ?
-Noix.
Elle a vraiment un beau sourire. Je remarque, accroché sur son dos par une lanière de cuir, une lance qui étincèle de mille feux. On dirait une des femmes guerrières de mon livre préféré ; je suis presque jalouse de sa beauté. Mère m'a bien dit que je n'étais pas belle et je ressens de la peine à chaque fois que je vois un visage avenant.
-As-tu peur de moi ?
-Non.
Le mot est sorti tout seul mais c'est la vérité. Sa présence me met à l'aise.
-Les autres ont peur de moi.
Elle ne me pose pas la question, elle énonce un fait. Et cela ne semble pas la déranger.
-Je ne suis pas les autres.
Mon père répète cela à chaque fois qu'il le peut. Cela me fait bien rire, il se croit supérieur aux habitants de la ville. C'est d'ailleurs pour ça qu'il en est devenu le dirigeant.
-C'est bien. Tu sembles intelligente.
Je ne réponds pas, je ne veux pas dire quelque chose de travers et monter au ciel rejoindre mes grands-parents.
-Vous avez quel âge ?
Noix part d'un grand rire mélodieux, très beau.
-Ce n'est pas vraiment une question que l'on pose à une dame...
-Excusez-moi.
-Ce n'est rien.
Un ange passe.
Elle s'assoit près de moi sur le sol et pendant quelques minutes regarde le ciel. Puis, elle se relève avec grâce.
-Je te remercie, Charlotte, pour ce petit moment partagé. Je l'ai trouvé très agréable.
Le moment en question a seulement duré une minute mais je ne relève pas. Je lui fais un petit sourire et lui adresse un signe de la main. Elle passe sa main sur mes cheveux, embrasse mon front et s'écarte.
-Adieu, Noix.
-A bientôt, Charlotte.
Elle me sourit et elle disparaît d'un claquement de doigts. J'écarquille les yeux. J'ai oublié que les dieux et déesses sont capables de pratiquer la magie. Ils sont aussi immortels ; rien ne peut les atteindre à ma connaissance. Le vent tourne autour de moi, m'enveloppe dans une tornade d'air chaud comme une douce couverture. Je ferme les yeux, je me laisse porter. Que se passe-t-il ? Je tourne sur moi-même. L'air est doux, léger comme une plume. Je le caresse du bout des doigts. La tornade s'apaise et me repose doucement sur le sol. Je suis seule dans la nuit sombre, la patte de Makroum s'est elle aussi envolée.
Je toque fermement à la porte. C'est Mathilde qui m'ouvre. Tout de suite, elle me saute dessus.
-Oh Mademoiselle ! Vous ! Ce que nous avons eu peur... !
Elle, elle a eu peur. Père et Mère s'en moquent. L'employée me tire par le bras et m'entraine à l'intérieur. Je longe le hall où sont accrochés des têtes de gnomes, trophées d'une ancienne chasse. Père et Mère sont à la salle à manger, en train de souper avec Henry et Angela. Ils ne me lancent même pas un regard. Me faisant discrète, je me dirige vers les escaliers.
-Charlotte.
Je déglutis et me retourne. Père vient de m'appeler.
-Viens ici.
Je m'approche, froissant ma robe boueuse entre mes poings serrés. Je me tiens en face de lui, la tête baissée.
-Lève les yeux, jeune fille.
J'obéis, il lève la main et avant que je cligne des yeux, il me gifle. Je ne bouge pas mais je sens sur ma joue l'empreinte brulante sur ma joue. J'essaie d'enfouir mes larmes au plus profond de moi.
-Monte maintenant. Et n'arrive plus jamais en retard pour le souper.
Je hoche la tête et je grimpe vite dans ma chambre. Il y fait très froid mais j'ouvre la fenêtre pour respirer un peu d'air frais. Je regarde le ciel, très clair et rempli d'étoiles. Au plus haut, la lune se déplace doucement, des câbles en métal accrochés aux pointes ; elle est délicatement tirée par Makroum. Mes yeux s'éclairent d'un coup : une étoile filante ! Je la suis des yeux fascinée. Elle semble presque se diriger vers moi. Elle se dirige vers moi ! Filant à une vitesse surnaturelle, elle fonce droit vers moi. Une grande lumière m'éblouit soudain et l'étoile semble fusionner en moi. Une chaleur très agréable se diffuse dans tous mes membres. Je baisse les yeux vers mon buste, un collier avec un pendentif en forme de lune est accroché au tour de mon cou ! Je le caresse de l'index, la chaleur désormais familière pénètre mon doigt puis s'étend dans ma main. C'est un peu comme si Noix était avec moi. J'ôte le collier et le range soigneusement dans ma table de nuit. Les objets en forme de lune sont très mal vus dans la région à cause des mythes sur les déesses astrales.
Le lendemain, brossant mes cheveux bruns, je remarque une tache sur ma nuque. Etonnée, je prends une glace et relève mes tresses. Je vois dans le miroir une petite lune sur ma nuque. Je frotte avec mes doigts la marque, mais elle ne s'en va pas. Je réessaie sans succès avec du savon et un gant rêche mais rien n'y fait : cette lune semble indélébile.
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Les chroniques de Jorden
Aventurepicture of the cover by TimKellyPrints, available on Etsy Après une rencontre plus qu'étrange, Charlotte se découvre un tatouage: une lune. Mais elle doit cacher cette marque car des tueurs sont à la recherche de toutes les personnes la portant et...