J'ai bien compris que pour retrouver la jeune fille, il faut que je parte. Et si je m'en vais, jamais je ne pourrai revenir à la maison. Il faut donc que j'assure mon futur pendant une période le temps de trouver un travail. Mais la perspective de changer de vie m'excite énormément. Je rêve de ça depuis des années. Posséder un petit chez moi où je pourrais faire ce que je voulais. Trouver quelqu'un avec qui partager cet endroit et construire une famille. Cette perspective d'avenir peut sembler cucul la praline mais je ne cherche que la tranquillité. Mes drames familiaux sont assez nombreux. Déjà, je pense à ce que je dois emporter. De la nourriture et de l'argent ; le problème majeur étant que je ne sais pas où se trouve Enisse et sa grand-mère désagréable. Elle m'a conseillé de « suivre mon cœur » mais c'est très abstrait. Je ne sais pas vous mais mon cœur ne me parle pas.
De retour au manoir, j'enfonce des vêtements dans un grand sac à dos. Je ne prendrai que ça, emporter une malle est tout sauf pratique. Il faut aussi penser aux vivres, je file discrètement aux cuisines. Il y fait noir et personne n'est là et je préfère ça. Le sombre ne me dérange pas, j'y vois très clairement. Tranquillement, je cherche de la viande séchée et des légumes secs. Il faut que la nourriture soit transportable et que sa péremption soit longue. Soudain, j'entends un bruit. Personne ne vient ici à cette heure normalement, les cuisiniers étant au repos. J'attrape doucement un couteau et me cache au cas où. Une lumière s'allume au bout de la pièce et une ombre passe. Je la reconnais : c'est ma mère. Ses cheveux roux sont noués en un chignon serré qu'elle porte tous les jours. Une longue robe moule sa silhouette fine. Elle s'arrête d'un coup et l'ombre de sa tête se tourne vers moi, où du moins l'endroit où je suis cachée. Je me fais petite, de peur qu'elle ne me trouve. Elle se détourne et continue son trajet dans la cuisine. Elle allume une autre lumière et ouvre un placard. Je fais le moins de bruit possible mais ce que j'ai sorti est bien visible et Mère est futée : elle me trouve et me lance un regard dédaigneux.
-Planquée comme un rat qui attend de vider la cuisine. Je ne te demande pas ce que tu fais là.
Sa remarque me blesse, comme à chaque fois. Mais je garde un air insensible. Je ne réponds pas, espérant qu'elle le prenne comme un signe que je me fiche de son avis. Elle sourit méchamment et laisse ses dents parfaitement blanches apparaître.
-Que voulez-vous, Mère ?
Elle frissonne en entendant le dernier mot, comme s'il le dégoutait au plus profond d'elle-même.
-Rien venant de toi, merci.
Et elle tourne les talons. Elle remonte la cuisine de sa démarche souple. Mais juste avant qu'elle ne disparaisse dans l'escalier, je l'interpelle.
-Suis-je vraiment votre fille ?
Je me pose sincèrement la question. Je ne lui ressemble pas, d'ailleurs à personne de cette famille. Père est roux et les autres sont blonds comme le soleil. Mes cheveux noirs et mes yeux gris ressortent de manière trop évidente. Elle ne se retourne pas mais se stoppe devant la première marche. Pendant un instant, elle ne dit rien et je pense qu'elle va s'en aller. Cependant, j'ai tort.
-Tu l'es. Malheureusement, cependant. J'aurais aimé que jamais tu ne naisses.
Et sur ces doux mots, elle disparait dans l'obscurité. Je reste le souffle coupé presque une minute, le temps de rassembler ma fierté et de faire disparaître cette tension autour de mon cœur. Ses paroles m'ont heurtées et je retiens de justesse mes larmes. Qu'ai-je fait de si horrible pour mériter ça ? Mais toute cette méchanceté me fait comme pousser des ailes : je vais m'envoler vers un avenir meilleur. Je rassemble la nourriture et d'autres affaires et je fourre tout dans le sac. Je le pose au pieds du lit, bien décidée à partir à l'aube. Je ne suis pas cette nuit car l'obscurité n'est plus sure. La province fait circuler des gardes armés, employés pour chercher les Jagars, des groupes terroristes qui attaquent les infrastructures militaires de la Couronne. Ils disent « porter la parole de Lidande », le dieu de la souffrance. Alors, la reine Dalia a fait construire ces postes pour assurer le maintien de l'ordre dans chacune des cinq provinces de Jordën. Elle maintient grâce à cela son pouvoir sur tout le royaume. Les Jagars sont actifs dans tout le pays et terrifient la noblesse jordenienne ; en effet, ils pillent des châteaux et n'ont aucun remords à voler aux plus riches. Certains, plus extrêmes que d'autres, mettent en scène des assassinats d'aristocrates, la gorge tranchée ou pendus. Même si ces actes sont rares, ils font frémir d'effroi des milliers de personnes. On raconte aux enfants de ne pas faire de bêtises ou les Jagars viendront pour lui et on les imagine monstrueux. Cependant, de ce que l'on sait, jamais aucun de ces fanatiques n'a jamais été arrêté. Il est donc plus prudent de mettre en sécurité la nuit. Je me glisse sous les draps froids et je ferme les yeux. Je tente de me reposer le plus possible car je ne sais pas ce qui m'attendra dehors.
Aux premiers rayons du soleil, je suis debout, habillée chaudement pour mon périple. Mes cheveux étroitement tressés sont regroupés en un chignon qui ne devrait pas bouger. En vérifiant une dernière fois mon sac, je descends les escaliers. L'entrée est en face de moi, à quelques mètres seulement mais j'essaie de rester discrète et de ne pas faire de bruit. Seulement, alors que j'entrouvre l'issue, la porte du bureau de Père claque. Il apparait en face de moi. Il porte un costume froissé et il a des yeux fatigués, comme s'il avait passé toute la nuit à travailler. Il me regarde attentivement, son regard fixe mon sac à dos et ma tenue. A moins qu'il ne soit stupide, ce dont je doute, il a bien compris mes intentions. Il me sourit méchamment.
-« Ce n'est pas la peine de revenir. »
Je reste coi. Mais comme je pars, je décide prendre mon courage à deux mains.
-« Ce n'était pas mon intention. »
Et je claque la porte.
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Les chroniques de Jorden
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