MON ombre m'observe, elle me toise. je la sens dans mon dos, lire les plis de ma peau. son regard de vipère s'agrippe à moi et ne me lâche plus ; il coule comme un frisson. j'aime, parfois, quand mon ombre me regarde, j'ai l'impression d'être vu.e. c'est comme si mes yeux ne fonctionnaient plus et que, moi, je ne voyais plus rien. alors mon ombre regarde pour moi, regarde mon dos, le corps presque aussi tordu que le mien. j'aime ce regard lourd qui descend dans mon dos, qui brise toutes les vertèbres, les unes après les autres et qui se délecte de leurs craquements funestes.
MON dos me fait mal alors mon ombre le regarde, elle me susurre que la zone de soleil sur ma peau a encore grandi ; le soleil j'aimerai l'avoir dans les cheveux. mais, une peau brunie, comme ça, sans savoir pourquoi, une petite parcelle d'épiderme qui attire encore plus le soleil, c'est beau, on me dit. je suis d'accord avec les on dit, la tâche dans mon dos, celle qui remonte jusque sur mon épaule et qui, peut-être un jour, descendra sur mon bras, est belle. elle fait de moi ce que les autres ne sont pas ; ce que je ne suis pas moi-même.
LA tâche dans mon dos est semblable au grain de beauté sur la lèvre — même si celui-ci n'aime pas le temps. mon grain de beauté sur la lèvre, ma lèvre inférieure, disparaît peu à peu. il pâlit selon les jours, selon la souffrance à laquelle font face mes lèvres. aujourd'hui, elles se portent mieux ; les brûlures se taisent peu à peu.
J'AI pleuré quand j'ai constaté que le grain de beauté se laissait manger par le temps — j'aurai préféré le manger moi-même. je ne sais pas pourquoi j'ai pleuré. je me suis dit que la ligne invisible, intangible, impossible que dessinaient le grain de beauté, celui sur mon menton et celui dans mon cou — quand je mets la tête d'une certaine façon — allait être réduite à deux points seulement. c'est triste, une ligne avec deux points seulement, deux morceaux, deux attaches qui se battent contre tout, pour rien. le grain de beauté sur la lèvre est encore un peu là, aujourd'hui mais j'ai peur du jour où il aura pleinement décidé de fuguer, de s'enfuir, de me fuir. ce grain de beauté, je l'ai depuis toujours, je l'ai depuis l'enfance ; depuis que je me souviens de moi-même.
IL ressemble, ce grain de beauté, à celui que j'ai sur l'auriculaire droit, un petit point qui devient de plus en plus pâle. il doit être malade lui aussi pour s'effacer à ce point, il devient livide, invisible. un jour, je l'aurai oublié ; je m'oublierai alors un peu. je veux, pourtant, me souvenir de ce morceau de moi qui ne le sera plus, m'en souvenir comme s'il faisait toujours partie de moi, comme s'il en avait toujours fait partie. mon ombre n'a pas ces grains de beauté, elle n'a pas cette tâche de soleil ; mon ombre est noire, sans relief, sans pli, sans nuance. mon ombre est une ombre, une trace de nuit visible simplement dans le jour. mon ombre est lisse, parfaitement et purement lisse ; elle est ce que je suis sans pour autant l'être vraiment. une ombre, qu'est-ce sinon une partie de soi que l'on ne peut pas voir ? je crois, cependant, que ombre me réclame ; mon existence se pose des questions sur sa propre existence — je pense trop.Il m'arrive d'oublier la cicatrice qui décore mon bras. je l'oublie si facilement, comme si je n'en avais jamais réellement eu conscience. cette cicatrice a plusieurs années — je ne saurai dire combien exactement — et ne fanera jamais avec le temps. elle est ce qui reste ; je suis de celleux qui restent grâce à elle. quelque chose de moi, qui m'appartient, qui vit doucement sur mon corps restera — là. une cicatrice, c'est éternel, je veux le croire. je veux avoir la bêtise de penser qu'elle restera — comme ça. cette cicatrice doit faire quatre ou cinq centimètres de long — je ne sais pas exactement — et est d'une blancheur étonnante, étrangère à ce que je suis. elle est faible et je frissonne à chaque fois que mes doigts l'effleurent ; je frissonne même en pensant à cette sensation désagréable. la cicatrice a rendu ma peau fragile, fine et alerte ; elle m'a changé.e, a voulu me rendre autre.
MON corps est un cimetière des jours passés, une décharge à sentiments, le terrain vague des émotions tâchées. voilà ce qu'il reste de moi, caché.e sous ma cicatrice.
JE me souviens très bien du jour où on s'est rencontré.es, elle et moi. depuis, elle n'a jamais voulu partir alors, dans un élan de solidarité, je respecte son choix et je la laisse vivre sur ma peau. elle fait ce qu'elle veut, elle semble trembler parfois, quand je la raconte en rigolant. je pissais le sang, un truc de dingue, je dis souvent, sans savoir pourquoi. c'est vrai que j'ai beaucoup saigné avant qu'elle apparaisse et choisisse mon bras comme domicile. elle est l'héritage du rouge, n'a pris de cette tendre couleur que son souvenir et est devenue blanche comme un mort. une cicatrice, c'est comme une petite mort, une partie du corps qui devient poussière, qui devient néant ; qui n'est plus nous.
UNE cicatrice c'est là pour faire son deuil et accepter que, parfois, il faut se perdre ; je me suis trompé.e de chemin et à cause de ça j'ai des restes d'orties sur la cuisse gauche. il y a aussi mon œil droit, qui a failli ne pas voir le jour. seul un éclat de verre aurait pu rester dans la couleur de mon iris. et puis, un jour, j'ai voulu disparaître une seconde alors j'ai une cicatrice — invisible — sur le poignet gauche. j'ai des cicatrices partout, même là où je ne le sais pas ; certaines ne se refermeront jamais. j'ai des cicatrices sur ce que je suis devenu.e et sur ce que j'étais. je veux avoir des cicatrices sur ce que je serai, rien que pour être sûr.es d'avoir réellement été — vivant.e.
MON ombre n'a pas de cicatrices, elle est toujours aussi lisse, aussi vide. elle ne connaît la vie que par mes mensonges et mes déceptions ; elle ne sait rien. elle ne se connaît pas et elle ne le fera jamais, elle n'est pas capable d'un tel éventrement d'elle-même. mon ombre, c'est moi sans être moi, elle n'a pas mon corps, il est bien trop volatile pour sa noirceur immense. mon ombre est moi sans pourtant savoir qu'elle l'est ; elle n'a pas de corps. alors, elle n'est plus vraiment moi. elle n'a que ce que je lui donne et je ne saurai lui partager mon corps. mon corps est trop moi pour être à elle. une ombre n'a pas de corps, c'est comme ça ; mon ombre n'a pas mes cicatrices — elle ne connaît pas mes vies et ce qu'il en reste.