J'AI LE CORPS FLOU

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     JE vois flou et je n'entends rien et j'ai froid et je me sens perdu.e et je ne sais plus où je suis et je ne sais pas ce que je fais là et puis je ne vois rien. je ne vois jamais bien, je ne vois jamais rien ; je vois flou. je vois flou et je sens mon ombre caresser mon corps, elle le couvre de baisers. mon corps tout entier se tend de ce contact incongru, étonnant, inespéré peut-être ; je frissonne. mon ombre est froide, il fait froid. je vois tellement flou, je suis tellement perdu.e.
    IL y a des voix qui, parfois, me sortent de cette torpeur immense, atroce. il y a des voix qui me parlent, quelques fois, alors je découvre qu'il y a un monde autour de moi ; ce monde est flou. ce monde est aussi flou que mon visage, qui se déforme sans cesse, sans même que je le sache. mon visage n'en fait qu'à sa tête ; il ne m'écoute jamais. il me fuit et je ne retrouve que des débris de moi, de mes yeux, de mes lèvres, de ce qui — je le pensais — appartenaient à mon visage. mais mon visage est vide et le monde autour va si vite. je me suis loin de cette vitesse folle, qui entraîne, cette vitesse qui va trop vite. je me sens lointain.e à ce monde, à ces corps que je ne comprends pas, à ces corps qui n'ont pas d'ombre semblable à la mienne.
alors, je me sens seul.e contre toustes. je me sens seul.e. et puis je vois flou.

     MAIS, il arrive que je surmonte cette épreuve, cette lutte dans le froid, que je trouve en moi cet entrain que je n'ai pas. j'y arrive parfois et je me dis toujours, ensuite, une fois que l'épreuve est surmontée j'aurai tellement regretté de ne pas l'avoir fait. alors, je regrette encore plus les jours où je ne surmonte pas l'épreuve ; ces jours où je me laisse abattre, où je m'abandonne aux caresses vicieuses et sans fin — sans but — de mon ombre. j'ai peur que cette ombre, parfois, s'appelle illusion, qu'elle est ce prénom. mon ombre me rappelle des souvenirs, les larmes qui dégoulinent de façon atroce, misérable, dans l'eau chlorée. l'eau de la piscine me rappelle que je suis en vie et je me plais toujours autant, comme quand j'étais enfant, à humer ma peau après la souffrance. 
     JE suis sous la douche, l'eau est chaude, brûlante sur ma peau et je me sens mourir de cette mort que je vis chaque semaine. c'est une mort qui remplit un vide, un vide lourd et pesant, comme quelque chose que je traîne. ce vide est apaisant, je le connais aussi bien qu'il me connaît ; nous sommes ami.es, lui et moi. ce vide est celui des soirs où la fatigue a été combattue, les soirs froids où j'ai réussi à voir mon corps, à le laisser souffrir. je hume alors mon corps, ma peau, sous l'eau claire et vive — l'eau douce. et puis j'imagine le chlore qui — me — fuit, qui s'en va, qui me quitte, qui meurt. je l'imagine qui rampe, touché, coulé, affaibli, bientôt cadavre. 
     LE chlore a cette odeur de mort que j'affectionne, il sent ma propre mort ; ma mort dans l'effort, ma mort dans les douleurs du lendemain, ma mort dans le silence de mon esprit. on me demande parfois à quoi je pense quand je nage ; je ne pense pas. je pense au prochain coup de bras, à contrôler ma respiration, à comment placer ma tête, je pense à maintenir le rythme de mes jambes — j'entends presque essaie de mettre plus de fréquence dans tes jambes — alors je le fais. je le fais et je souffre de cet acte purement et simplement volontaire. parfois, je crois que je vais nager pour ne pas pleurer du sang. mais je pense que ce n'est pas la vérité ; je vais nager pour cet arrêt dans le temps, arrêt sur image. je vais nager pour ne plus penser, pour enfin entendre mon silence. je vais nager pour cette plénitude finale, celle qui me colle au corps pendant la soirée, qui m'accompagne la nuit, jusque dans mes rêves. mes plus belles nuits sont toujours celles après avoir nagé ; je ne rêve pas, je dors seulement. je dors comme si je n'avais que ça à faire, comme si mon esprit ne savait plus se tenir éveillé. 

     APRÈS la nage je me sens plein.e et entièr.e, je me sens en harmonie avec ce monde que je trouvais si oppressant. j'ai l'impression de flotter, d'avancer sur des nuages, de les manger même, tous ces nuages qui parsèment le ciel avec candeur. je sens le bonheur après la nage, comme quelque chose qui ne s'atteint pas vraiment, que je ne suis pas réellement capable de vivre. le bonheur vient dans la fatigue de l'effort, l'éreintante fatigue de tout ce processus, de tous ces codes auxquels mon corps pense toujours ne rien connaître. pourtant, mon corps sait tout ; il a presque toujours juste. il exécute les mouvements comme ça, de façon toujours plus précise avec les années ; mon corps est presque une machine. il nage pour se vider la tête, cette tête qui n'est plus la mienne — je l'ai perdue depuis bien longtemps. 
    JE nage pour les souvenirs et pour ne pas regretter ce que j'ai oublié. il y a quelque chose de l'intime, pour moi, dans la nage. je nage pour me remémorer les moments passés. la piscine, celle de toujours, celle de ma ville, ne me sert que de décor ; nager équivaut au théâtre. j'exécute ce qu'on me demande et mon corps se demande comment faire, comment faire pour se mouvoir, pour vivre quelques instants. je suis bien quand je nage, malgré la souffrance qui se dissout partout, qui pénètre mes muscles ; tout me tire, partout, c'est vicieux, douloureux. mais pourtant je continue, je continue parce que je veux continuer, malgré toute cette douleur, ce manque d'oxygène. ça ne s'arrête pas, rien ne s'arrête jamais dans la nage. je vois toujours aussi flou quand je quitte l'eau, le chlore. je vois flou de fatigue, flou parce que ça y est, c'est fini. je vois flou parce que mon corps aurait voulu continuer à glisser dans ce bouillon d'eau, devenu presque tiède. mon corps aurait voulu continuer même une fois mort. 
     JE vois flou quand je vis les après de la nage, je suis flou.e et ça me convient. ce vide me rassure, ce vide est tout ce qu'il y a de plus agréable. c'est un vide qui n'en est pas vraiment un ; je suis éreinté.e, lessivé.e, physiquement exténué.e et toute cette fatigue est réparatrice. mon corps en redemande toujours plus, de cet acharnement contre moi, de moi-même pour je ne sais même pas quoi. alors, je retourne nager toutes les semaines, rien que pour me prouver que mon corps n'a pas oublié comment faire ; pour me montrer que je sais encore arrêter de penser. 

mon ombre a un prénomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant