Chapitre 18 : Dîner Sanglant

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Nous sommes tous attablés autour d'une table gigantesque - une table qui pourrait accueillir plus d'un millier d'invités, et qui a sûrement vu, lors d'extravagants galas, manger des invités prestigieux - sur lequel le personnel du manoir (serait-ce des lutins ?) a posé plus de milles entrées, tout autant de plats, une bonne centaine de sauce, et des pichets de jus par trentaine. Il y a, à ma gauche une fontaine de chocolat, et à ma droite, se trouve un canard laquais. En face de moi, je peux voir un cochon de lait entier - avec une pomme dans la bouche, comme dans les films. C'est pourtant comique ; nous ne sommes que trois personnes, attablées ici - Gwendoline ou Melvin ne nous font pas l'honneur de se joindre à nous ce soir. Si je devais parier, je dirais que Gwendoline fait le tour de l'île, fâchée de ne pas être au côté de son maître, alors que Melvin ne doit simplement pas en avoir le droit, et se trouve quelque part, seul. Trois personnes, seulement - je n'ose pas imaginer le gâchis !

Je n'ose pas non plus bouger, ou manger, car si nous sommes attablés ici depuis maintenant une vingtaine de minutes, ni Annabelle ni le Comte n'ont émis le moindre son, si ce n'est celui de leur propre mastication, si bien que je n'ai pas encore touché mon assiette, même si j'ai une faim de loup - comment pourrais-je manger, avec une ambiance pareille ? Et je ne peux que craindre la suite du souper puisque Annabelle n'agit pas comme elle a l'habitude de le faire - où est passé sa personnalité rentre-dedans, et son manque d'égard pour les traditions ou les courbettes ? Le Comte, lui, est tout simplement terrifiant - "Meurtrier" est l'adjectif qui me vient quand je pense à lui - même s'il s'est jusque-là contenté de sourire.

Il faut que je dise quelque chose, n'importe quoi. Sinon, je vais étouffer. Je regarde de nouveau autour de moi - les moulures magnifiques, ou les peintures tout droit sorties d'une exposition sur la Renaissance ne me semblent pas être le sujet de conversation idéal. Que pourrais-je dire, si ce n'est que tout dans ce manoir est luxueux ? Oui, quoi dire, alors ? J'observe le Comte un peu plus. Il tranche avec délectation sa viande encore sanguinolente - j'ignore comment un geste aussi banale peut sembler aussi menaçant - et la porte lentement à sa bouche. Soudain, voyant que je l'observe, il s'arrête et me lance un sourire froid. Je frissonne, mais ose tout de même, d'une petite voix, lancer :

"J'ignorais que les vampires étaient capables de manger...

- Oh, certains vampires en sont capables. D'autres ont hélas perdu ce privilège. susurre-t-il.

- Et pourquoi cela ?"

Avec calme, il pose son couvert dans son assiette, et sous l'œil terrifié d'Annabelle, sourit de toutes ses dents. Elle se racle la gorge, lève la main pour prendre la parole, il poursuit néanmoins.

"En voilà de bien curieuses questions. Ne préférerais-tu pas me demander où se trouve ta mère, ou pourquoi Annabelle me confie ta garde ? Ou peut-être voudrais-tu en savoir plus sur la magie du manoir ?"

Il me regarde, droit dans les yeux, attendant une réaction de ma part. "Bon sang, imbécile de suceur de sang" murmure Annabelle, en secouant sa tête. Alors elle lui confie ma garde ? Ce n'était pas ce qui était convenu. Elle devait rester à mes côtés, et me protéger... Visiblement, elle cherchait à me le dire d'une manière un plus douce - étrange pour une femme de son genre. Le vent - mon vent - vient me chatouiller les narines, mais je le repousse. Il ne faut pas que je m'énerve - je me refuse de lui donner ce plaisir. Si ma mère a trouvé sage de me confier à lui, et qu'Annabelle elle aussi, c'est que cet homme - non, cette créature, aussi terrifiante soit-elle - ne me fera pas de mal. Je soutiens son regard, et fais tout pour ne pas trembler. Je ne dois pas avoir peur de lui. "Il a les yeux d'un cadavre" pense-je. Je mets ça de côté. Ce n'est qu'un détail. Si le grand détective Sir Dockorahn se trouvait à mes côtés, il me dirait de ne pas être distraite, et de me focaliser seulement sur les détails qui compte. Quels sont les détails qui compte ?

Perdue dans les contesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant