Chapitre 14 : La longue escalade

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Ici, sur le rivage, j'ai la sensation d'avoir deux chemins distincts, et à l'opposé l'un de l'autre, qui me font face ; terre ou mer, vie ou mort - le chemin est vite choisi, d'autant que la main d'Annabelle, qui enserre la mienne avec fermeté, m'empêchera sûrement de fuir mon destin. Aussi, j'avance sur le sable mouillé par les embruns, en frissonnant légèrement - il fait froid, oui, très froid, et le vent me frappe de tout côté, ramenant avec lui l'effluve pestilentielle de la mer. Dans mes oreilles résonne une mélodie que je ne connais pas - je suis sûre de ne jamais l'avoir entendue - mais qui me paraît familière, et m'apaise, presque. Je fronce mes sourcils. D'où vient cette musique ? S'il s'agit d'Annabelle, sa magie s'est-elle transformée en musique à mes oreilles, pour me permettre de supporter le silence ? S'il s'agit des sirènes, je n'ose imaginer la puissance de leurs chants quand j'enlèverais le casque, ou à quel point cette musique m'influencerait. Je regarde Annabelle, elle ne bouge pas. Pas encore.

Pendant un instant, je reste là, sans faire de bruit, sans bouger, espérant être en paix sur l'île.

Mais plus le temps passe, plus je sens montée en moi un sentiment de panique. Dois-je vraiment faire confiance à Annabelle ? Serai-je vraiment en sécurité sur cette sinistre île ? J'aurais tellement aimé avoir quelqu'un que j'aime, et en qui j'ai confiance, qui me dise quoi faire. Je me retourne vers le bateau, comme pour le rassurer - l'embarcation a disparu dans la brume. Je jette un regard en direction d'Annabelle, qui ne prête aucunement attention ni à la disparition du bateau ni à moi - elle regarde le ciel, les sourcils froncés. Elle a l'air contrariée par quelque chose, mais je ne saurais guère dire quoi. Alors elle aussi, elle n'a pas envie de se rendre sur l'île ? Quand je pense qu'on ne m'a pas vraiment expliquer ce que j'y ferais... Rien de tout cela ne me met en confiance, je dois l'avouer. Enfin, Mama voulait m'y emmener - ça ne doit pas être si mal. Je me tourne de nouveau vers Annabelle. Si j'avais quelques minutes de plus, j'arriverais à déchiffrer ses traits. A la comprendre. Mais soudain, elle se met à avancer - et je la suis avec appréhension, serrant un peu plus sa main, car que pourrais-je faire d'autre ?

Nous faisons à peine dix pas qu'elle s'arrête, et sort de la poche droite de son pantalon un petit sifflet en bois. Je n'ai pas le temps de l'examiner en détail - car déjà, elle le porte à sa bouche, mais l'objet semble avoir été sculpté avec soin et minutie. Elle me regarde, et mime un "Pardon". Enfin, elle doit vraiment le dire, seulement, je ne l'entends pas. Je ne comprends pas pourquoi elle me demande pardon. Ce n'est pas son genre. Elle souffle dans l'instrument - avec le casque qui pèse sur mon crâne, je n'entends aucun bruit en sortir.

"Annabelle, qu'est-ce que tu fais ?" dis-je d'une petite voix.

La géante ne me répond pas - elle n'a simplement pas du m'entendre, et siffle encore une fois dans l'instrument, avec plus de rigueur cette fois. Pendant un instant, rien ne se passe, mais je finis par distinguer la silhouette d'un oiseau fondre sur nous, avant d'atterrir à quelques mètres de nous, en nous tournant le dos.

Même de dos, je peux constater que l'oiseau n'en est pas vraiment un ; anormalement grand, plus grand que moi, même, la base de son crâne semble plus humaine qu'elle ne devrait l'être. Ses grandes ailes traînent sur le sable, mais il les replie sur son dos, et on peut alors distinguer deux mains humaines. La chose se retourne vers nous, et je dois plaquer ma main contre ma bouche pour m'empêcher de hurler. 

D'abord, la sirène possède tout d'un oiseau, si ce n'est son torse, qu'elle a tenté de recouvrir maladroitement avec un filet de pécheur, ses mains, abîmées par le froid et l'eau de mer, et son visage. Un visage qui pourrait être celui d'une belle femme - la sirène est pourvu de jolies lèvres rondes, un petit nez en trompette, et de grands cheveux bruns qui se confonde avec son plumage, et des yeux noirs qui semble capable de déchiffrer le moindre de vos secrets - si quelqu'un (ou quelque chose) ne l'avait pas défigurée ; des fils argentés, dont on s'était servis pour sceller sa bouche, viennent froisser son visage ici et là, et la force à adopter une ridicule grimace. Nul doute que la créature ne peut ouvrir correctement sa bouche pour manger à sa faim - encore moins chanter. Je me tourne vers Annabelle, qui porte simplement un doigt à sa bouche pour m'indiquer de me taire, et rattrape ma main. Je ne cherche pas à me dégager, ni à faire quoi que ce soit d'autre que de me concentrer sur la musique, en essayant de chasser de mon esprit la scène de torture que je m'imagine à présent.

Perdue dans les contesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant