Le Soleil et la Lune [GUIPING]

E a lua, disse

(Artiste : ???)

La lune brillait haut et fort dans le ciel étoilé. Le Mont Aozang était bercé par son halo argenté, totalement plongé dans une atmosphère sereine et emplit de bribes étincelantes sur les eaux des bassins. Flâne-Sentier ne se lassait jamais de la splendeur des astres qui brillaient au-dessus de sa tête, elle ne pouvait s'empêcher de plonger son regard attentif dans les yeux des poudres célestes qui parsemaient la voûte. Même les mets délicats qui parfumaient leur table en pierre polie, tous d'une finesse digne de leurs palets, ne l'appelaient pas autant que le bleu foncé du firmament.

« Marchosius s'est encore surpassé aujourd'hui ! »

C'était Indarias, une jeune femme à la chevelure flamboyante qui s'élevait dans les airs, et au visage candide toujours imprégné de joie, qui venait de prendre la parole en l'honneur de leur ami. Elle était une adepte populaire, mais avait une certaine notoriété dû à son rang de Yashka, recevoir ses compliments était un grand honneur. Néanmoins, une figure déjà aussi omnipotente que Marchosius ne pouvait rougir face à elle, il se contenta d'esquisser une expression ravie en guise de réponse.

« C'est toujours un plaisir de cuisiner pour vous. »

Quasiment presque toute l'Assemblée des Plaines Guili était réuni autour de la petite tablée aux adeptes de Souffle-Nuage. Cette dernière se tenait fièrement aux côtés de Flâne-Sentier, et claquait par moments sa langue contre son palet en tâchant de détourner Bosacius de ses intentions lorsqu'il menaçait d'étaler un plat de tofu aux amandes sur le visage impassible d'Alatus, souvent distrait en écoutant les discours du Souverain de la Roche qui racontait les derniers exploits de guerre des semaines précédentes. Il était surprenant qu'autant de monde soit convié, y compris les adeptes les plus importants de l'organisation du Dieu des contrats. Elle les fixait tous tour à tour en n'y revenant presque pas. Cela faisait déjà cent ans qu'elle était revenue dans le passé, mais rien n'avait tant changé, hormis son cœur qui savait dorénavant apprécier plus promptement les précieux instants conférés par la vie.

« Ping, tu devrais nous jouer quelque chose ! »

Non. Rien n'avait tant changé. Pas même le sourire indélébile sur les lèvres de Guizhong, elle préservait éternellement sa joie communicative et ses manies puériles. Alors qu'elle tenait un ravioli prêt à être engloutie, elle avait envoyé l'idée aussi spontanément qu'elle lui était venue. Tous les regards se portèrent vers la dénommée musicienne qui soupira en sentant l'attention se focaliser sur ses talents. Ce n'était pas qu'elle n'appréciait pas leur rencontre avec tant de convives, mais se donner en spectacle devant de si illustres personnages avait de quoi embarrasser même le plus sage des immortels. Flâne-Sentier n'était pas de nature sanguine, il lui en fallait énormément pour l'énerver ou la pousser dans ses derniers retranchements. Seul un léger désagrément lui pinçait le cœur à cet instant. Néanmoins, elle n'hésita pas à saisir sa cithare sous le regard ravie de la Déesse de la poussière qui engloutissait sa bouchée avec ferveur.

« Depuis que le Souverain de la Roche a confisqué cette cloche, vous semblez beaucoup plus proches vous deux. »

Fit remarquer Souffle-Nuage avec son air habituel, hautain et frôlant le sarcasme. Elle arquait un sourcil accusateur vers la jeune femme aux cheveux bleus, sachant pertinemment que si elle tentait de s'adresser à la déité, elle n'obtiendrait qu'un rictus enjôleur en guise de réponse. Elle se trompait pourtant si elle s'attendait à recevoir une réaction, car son amie adepte demeura insensible à son observation et se contenta de prendre place sur un rocher surplombant le vallon.
Elle commençait à pincer les cordes de son instrument avec la plus grande dévotion en se remémorant les événements auxquels la grue céleste faisait référence. Quelques décennies auparavant, elle ne cessait de se quereller avec Guizhong au sujet de la musique. Cette dernière, passionnée par les mécanismes et les Hommes, avait élaboré une cloche capable de reproduire une mélodie sublime, en dépit de l'absence d'essence d'âme dans les formulations de ses sons, les berceuses qu'elle émettait restaient louables. Flâne-Sentier possédait une sensibilité artistique surdéveloppée, dotée d'une grande intempérance, il était rare de la voir s'opposer fermement à quelqu'un d'autre. Mais lorsqu'on tenta de lui annoncer qu'un objet robotique à lui seul pouvait remplacer les doigts délicats, pleins d'émotions, d'un musicien, son silence ne sut être perpétué. Peut-être que cette audace inédite fut la plus grande aubaine de sa longue vie. Car même si au début, l'image seule de la jeune femme aux cheveux châtains la répudiait, dorénavant, scruter son faciès joyeux suffisait amplement à son cœur pour trouver la volonté de jouer, comme si elles n'étaient que toutes les deux, perdues dans la nuit claire de l'été.
La musique s'élevait dans les airs, et les voix s'apaisaient doucement au fil de son flot gracieux. Dans un mutisme solennel, tous les membres de l'Assemblée Guili admiraient le chant de leur compagne, avec toute la volonté dont ils étaient capables. L'interprète essayait au mieux de reproduire l'air qu'elle entendait souvent sa bien-aimée fredonner. Lorsqu'elles montaient ensemble les marches menant aux sommets de la forêt de pierres, dans les nuances oranges du coucher de soleil, elle le lui délivrait souvent en guise de conversation, comblant à la fois leur balade et son esprit.

« Je connais ce refrain. »

Les paroles du Dieu des contrats interrompirent doucement l'adepte qui était jusqu'alors focalisée sur les fils de sa cithare. Elle releva ses yeux violets vers lui, légèrement surprise, ne sachant si cette affirmation était un compliment ou un reproche.

« C'est celui que tu chantes souvent. »

Il détourna ses propres iris ambrés vers la silhouette frêle d'Haagentus, sa plus fidèle camarade et celle qui avait inspiré les mouvements de l'artiste. Elle rit en entendant ces derniers mots, puis délivra la phrase suivante avec l'aisance la plus naturelle.

« L'amour m'inspire grandement, Ping a dû être particulièrement sensible aux émotions que je cherche à transmettre dans mes chansons. »

L'expression habituellement figée du dragon géo se détendit et il afficha un bonheur fébrile. Flâne-Sentier, quant à elle, avait totalement cessé de jouer sur les cordes tendus de l'instrument qu'elle portait. Ses mains tremblaient furtivement au-dessus de la surface en bois lisse, mais elle ne parvenait plus à émettre la moindre mélodie. Était-ce l'effroi ? Était-ce la réalisation ? Elle se souvenait juste de la douleur insupportable qui fit flancher son poitrail en observant cette scène des plus touchantes.
C'est vrai.
Je ne suis pas celle qu'elle aime.

***

Après des milliards d'années, le Soleil épousa Jupiter, et l'embrassa jusqu'à lui laisser un hématome rouge sur l'épiderme.