La rencontre

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La librairie était presque déserte. Les fortes chaleurs annoncées pour l'après-midi avaient découragé même les clients les plus fidèles, et à travers la vitrine, Edna voyait l'air chaud onduler au dessus de l'asphalte dans un curieux effet d'optique. Pour lutter contre la langueur de ces longues journées d'été, elle avait décidé de ranger et de dépoussiérer les étagères qui en avaient bien besoin.

Elle remettait un peu d'ordre dans les rayons dédiés à l'histoire, au fond du magasin, quand la clochette de l'entrée tinta. Tout en terminant de ranger la pile de livres qu'elle tenait, elle jeta un rapide coup d'œil vers l'arrière.

- J'arrive tout de suite !

- Je ne fais que regarder, prenez votre temps.

La voix était plutôt grave, avec une sonorité presque métallique qui semblait étrangement familière à la libraire. Elle rangea le dernier livre de sa pile et épousseta sa robe, avant de se diriger vers le comptoir où soufflait un ventilateur.

Le nouveau venu lui tournait le dos. Il s'était arrêté devant l'étagère de littérature étrangère, et feuilletait un livre en silence. De taille moyenne, il était plutôt large d'épaules et quelques mèches brunes sortaient de sa casquette et bouclaient sur le haut de sa nuque.

Se sentant observé, il se retourna brièvement et lui adressa un signe de tête en souriant, avant de se replonger dans sa lecture.

- Si j'étais vous, je ne me lancerai pas là dedans, lança Edna en souriant. C'est un roman terriblement addictif, mais l'auteur est mort avant d'écrire le deuxième volume. Imaginez la frustration quand vous arriverez à la fin des 750 pages et que vous comprendrez que vous ne pourrez jamais connaître la fin.

L'inconnu éclata de rire et se tourna vers elle en refermant le livre. C'est alors qu'elle réalisa à qui elle avait affaire. Ce n'était pas surprenant qu'elle ait reconnu sa voix, puis son rire tonitruant. Il s'avança de quelques pas vers le comptoir et, sous la visière de sa casquette, elle distingua les pattes d'oies autour de ses yeux bruns, le nez busqué, la fine moustache et le sourire. Ravageur.

- Ce n'est pas très commerçant de dissuader un client d'acheter un livre.

- Au contraire ! Si vous l'aviez pris, vous n'auriez plus jamais remis les pieds ici, traumatisé par cette lecture. J'ai d'excellentes séries à vous conseiller si vous cherchez de la science fiction.

Il secoua la tête et alla remettre l'ouvrage en rayon, avant de se diriger vers l'étagère des auteurs allemands.

- A vrai dire, je voulais acheter La Montagne Magique de Thomas Mann.

Il se pencha et continua :

- Mais je ne le vois pas sous la lettre « M »...

Edna soupira, déçue.

- Je l'ai vendu hier. Il devrait arriver d'ici vendredi, si vous êtes toujours dans les parages à ce moment là. Je vous le réserve ?

- Volontiers.

Il s'accouda au comptoir, toujours souriant, tandis qu'elle pianotait sur l'ordinateur. Edna hésita.

- Pour la réservation, vous avez une préférence pour le nom ? Je peux tout à fait faire semblant de ne pas vous avoir reconnu. Vous pourriez vous inventer une nouvelle identité. Ou peut-être avez vous un nom de code pour ce genre de situations ?

- Pedro Balmaceda, ça sera parfait. Je voudrais aussi vous prendre Gatsby, si vous l'avez en stock. J'ai honte de l'avouer, mais je ne l'ai jamais lu.

Il s'était penché vers elle avec un ton de confidence pour cette dernière phrase, et elle ne put s'empêcher de sourire devant son air faussement coupable. Elle sentit ses joues s'empourprer, aussi se dépêcha-t-elle d'aller chercher un exemplaire de Gatsby en rayon pour masquer son embarras.

- Vous préférez la couverture classique ou l'édition spéciale brillante avec Di Caprio sur la couverture ?

- Di Caprio, sans hésitation !

Edna ne réprima pas son éclat de rire et retourna vers le comptoir pour procéder à l'encaissement. Il dégageait une telle sympathie, une telle joie de vivre qu'elle regrettait de le voir partir si tôt. Elle glissa son livre dans un sac en toile estampillé du nom de la librairie.

- Cadeau de la maison. Avec un peu de chance vous serez photographié avec, notre clientèle triplera et j'aurais enfin une augmentation !

Il attrapa le sac qu'elle lui tendait et inclina la tête cérémonieusement.

- Je promets de le porter le plus souvent possible. Merci pour tout ! Je repasserai au plus tard lundi prochain pour récupérer ma commande.

Elle lui sourit et l'accompagna à la porte de la librairie, qu'elle ouvrit. Un flot de chaleur entra, comme si elle avait ouvert la porte d'un four.

- Alors à très bientôt M. Balmaceda.

Il sortit et après un dernier clin d'œil, il s'en alla tranquillement. Edna l'observa tandis qu'il s'éloignait, son t-shirt blanc éblouissant au soleil, le tote bag sur l'épaule gauche.

Lorsqu'il disparut au bout de la rue, elle referma la porte et constata que son cœur battait à mille à l'heure.

Un été anglaisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant