13. Simulacre de famille

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SETHY

Planté au milieu du quai, je tire sur ma énième cigarette de la matinée en vérifiant l'heure sur ma montre. Mon pied tape frénétiquement le sol et mes sourcils sont si froncés que je ressemble à une caricature de la colère.

Le message de la veille m'a tellement retourné que je n'en ai pas dormi de la nuit et j'attends désormais sa destinatrice de pied ferme. Oh, qu'elle ne prenne pas la peine de descendre du train, je vais la renvoyer dans le prochain en direction de la capitale. Je n'arrive pas à croire que cette tête de mule débarque ici, en plein milieu de l'enquête, sans aucun autre préambule que ce putain de SMS envoyé la veille. Clairement, j'ai raté quelque chose dans son éducation.

Sur cette pensée, le train apparaît à l'horizon et j'écrase mon mégot sous mon talon. J'attends que les wagons s'arrêtent, les bras croisés sur la poitrine, me préparant mentalement à la confrontation qui ne manquera pas d'arriver.

Peu de gens descendent ; ce sont surtout des marins, quelques mères de famille et deux ou trois adolescents qui doivent rentrer pour le weekend. Derrière tout ce beau monde, une chevelure d'un noir de jais se détache du lot et je m'avance à grands pas vers elle. Lorsque sa propriétaire m'aperçoit, elle hausse les sourcils puis m'adresse un rictus moqueur.

— Salut, lance-t-elle d'une voix railleuse. Ne m'en dis pas plus : je sais que tu es ravi que je sois là.

Je l'ignore et tends vers elle le billet que j'ai acheté vingt minutes plus tôt.

— Tu repars dans une heure. On boit un café et je te renvoie d'où tu viens.

Vic fronce les sourcils, le visage soudain violent, et crispe ses doigts sur la poignée de sa valise.

— Non, je repars pas. C'est ton putain de weekend alors t'assumes.

— Ton langage, jeune fille.

— C'est « il » en ce moment, siffle-t-elle d'une voix tranchante.

Je soupire et me pince l'arête du nez pour éviter de rentrer dans des débats stériles. Deux ans auparavant, Vic, née Victoria, m'a annoncé qu'elle se considérait à la fois comme un garçon et comme une fille, parfois les deux en même temps, parfois aucun.

Je me rappelle de son regard déterminé lorsqu'elle m'a déballé tout ça, campée devant le portail de son collège, ses mèches noires virevoltant autour de son visage et ses poings serrés contre ses cuisses. Je n'aurais jamais cru voir un jour autant de volonté et de tension dans un si petit corps. Je n'ai pas vraiment compris sur le coup : je sortais d'une intervention qui avait duré toute la nuit lorsqu'elle s'est mise à me parler de fluidité de genre, d'acceptation de soi, de frontière brouillée entre masculinité et féminité et de je-ne-sais-quoi encore. Je m'étais contenté de la fixer en silence, le cerveau à mille lieues de son discours, la fatigue exhalant de chaque pore de ma peau. Et j'avais juste acquiescé – parce qu'au fond, qu'y avait-il d'autre à faire ? J'avais face à moi une adolescente en pleine recherche d'elle-même et qui étais-je pour l'empêcher d'être ce qu'elle voulait ? Il aurait été hypocrite de ma part de m'ériger face à la volonté d'une gamine dont je ne m'étais jamais vraiment occupé et dont je ne comprenais pas exactement la profondeur du discours.

J'y ai repensé plus tard et j'ai tenté de m'intéresser à ces questions de genre. Après avoir vaguement saisi de quoi il s'agissait, j'ai juste décidé de me plier aux demandes de Vic : si elle me dit qu'elle est une fille, alors elle en est une, si elle me dit que c'est un garçon, alors elle en est un. Si elle se trouve dans un milieu qu'il m'est difficile de saisir, je m'efforce de faire de mon mieux pour ne pas la froisser.

Certes, malgré toute ma bonne volonté, j'ai tendance à l'associer au pronom « elle », mais je fais ce que je peux avec le lot de difficultés que comporte pour moi la compréhension des sentiments humains.

Raz de maréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant