1: L'étranger sur le pont

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Le raclement du sabot sur la pierre antique fit sursauter Marthe. Toute à sa tâche, le dos courbé vers son champ, elle n'avait pas entendu le chevalier s'approcher.

Il se tenait immobile, sur sa monture, au sommet du vieux pont romain. Éblouie par le soleil, Marthe ne pouvait discerner qu'une silhouette haute et sombre. Le crissement de son haubert de mailles restait audible malgré la cacophonie des cigales. Marthe grimaça sous la chaleur. C'était un homme en armure, donc, par conséquent, en armes.

Un instant passa. Le cheval renâcla bruyamment.

"Elle est à toi cette chaumière, jeune femme ?"

Marthe, qui n'avait pas été appelée jeune femme depuis plus de temps qu'elle ne voulait se le rappeler, se retourna d'instinct vers sa bâtisse. La chaux blanche des murs étincelait sous la lumière du jour. Elle sentit la sueur couler le long de son cou, mais n'osa pas essuyer.

"C'est à moi, oui. Quatre murs, un bout d'arpent de cailloux. Six poules. J'ai rien pour vous. Allez fouiller si vous voulez."

La forme sur le pont soupira.

"Je ne suis pas venu brigander, femme. Je cherche juste un endroit où dormir, et à manger. Et je paierai. Avec des vraies pièces. Tu pourras les échanger contre ce que tu veux dans n'importe quelle ville du Comté."

Marthe hésita. Le cavalier parlait le provençal avec un accent étrange, nordique, mais ses manières n'étaient pas celles d'un gredin, ni d'un simple mercenaire routier. Un chevalier errant, sans doute ; un guerrier s'étant séparé de son seigneur, ou un noble désargenté.

Le reste du village, quelques chaumières regroupées au milieu des trois champs communs, était visible à quelques pas de là, et plusieurs paysans suivaient la scène de loin. Marthe se demanda combien accourraient à son secours si elle se mettait à crier. Vraisemblablement, raisonna-t-elle, tous ou presque fuiraient plutôt se cacher dans la forêt.

Elle haussa les épaules. Si l'étranger avait voulu la violenter, il l'aurait fait depuis longtemps.

"Bah, suivez moi. Je fais du gruau pour le déjeuner. Faut pas vous attendre à du gibier, hein."

Le chevalier mena sa monture sans mot dire. Maintenant qu'elle n'avait plus le soleil à contre-jour, Marthe put enfin détailler son interlocuteur. Et l'image valait le détour.

L'homme devait avoir à peu près son âge, une cinquantaine d'années. Sur son visage sec et noueux s'entrecroisait un dédale de fines rides et de cicatrices. Ses épaules ployaient sous le poids de la cotte de mailles la plus mal entretenue que Marthe eût jamais vue. Le haubert avait tellement rouillé qu'il était désormais d'un brun rougeâtre uniforme, sans le moindre éclat métallique ; des mailles déchirées pendaient çà et là, et la manche droite manquait depuis l'épaule. Il transpirait avec abondance sous son haut casque ovale, cabossé sur un côté.

Arrivé devant la bâtisse, il descendit de sa monture, un vieux cheval gris sale aussi terne et fatigué que lui. Marthe souleva le rideau de bure qui marquait symboliquement l'entrée. Le soleil illumina un instant l'intérieur de la masure, une pièce unique sans fenêtre, avec une paillasse et un coffre grossier pour tout mobilier. 

"Vous pouvez poser votre bardas là, si vous voulez. Je vais préparer la table dehors."

Pendant que l'étranger se dévêtait en grimaçant de son haillon de mailles, elle ouvrit le coffre, hésita un instant, puis se résolvant à honorer son visiteur, saisit une petite gourde de vin et un chiffon couvert de taches.

La table sur laquelle elle prenait ses repas quotidiens se trouvait à l'extérieur, sous l'ombre chiche d'un jeune olivier ; un assemblage lourd de planches noirâtres calées sur d'épais tréteaux. De son bout d'étoffe, Marthe essuya les quelques feuilles grises éparpillées sur le bois, et posa soigneusement la gourde au centre.

Chevalier Larouille 1: Facies MortisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant