13 - La planète de cristal 🎵

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Voici les probabilités de survie de l'humanité calculées par la Guilde des enfants de Khaar le 1er janvier 1482 H : 98 % d'ici à 1 000 ans, 84 % d'ici à 10 000 ans, et seulement 6 % au-delà des 100 000 ans. Ces chiffres peuvent prêter à sourire, mais ils permirent à Geraan Nordheim d'obtenir l'aval de la Coupole pour lancer son programme d'exploration spatiale censé optimiser la recherche de planètes habitables. Qui aurait pu deviner, à cette époque, que les intentions cachées de la Guilde consistaient à partir à la recherche de la civilisation suprême décrite par le prophète Kripanidhi, le père fondateur de la cosmogonie aarguienne ? Des sondes furent expédiées dans l'espace ; quelques mois plus tard, Nordheim découvrait le premier miroir de Ganymède.

Extrait de « L'équation des dieux », par Clive Dorran, 1682 H.

À peine entendit-elle le frein pneumatique se rétracter qu'elle se retrouva en apesanteur, au milieu de la nacelle qui tombait en chute libre dans le profond conduit. La panique la gagna. Elle se tortilla dans tous les sens afin d'agripper un strapontin. Cette stratégie eut pour seul effet de la faire tournoyer sur elle-même. Face à cet échec, elle s'arrêta de bouger pour se stabiliser, puis tendit la jambe au maximum dans le but de prendre appui sur le haut de la cabine. La faible impulsion qu'elle produisit avec le bout du pied suffit à la propulser vers le bas. Elle pivota à quatre-vingt-dix degrés puis parvint à s'asseoir en prévision d'un freinage d'urgence.

Soudain, elle se rendit compte que l'air s'infiltrait à travers une brèche massive, la porte restant inexplicablement ouverte. L'oxygène aurait dû être expulsé en une fraction de seconde. Le réseau zéro pression a été fermé. Mais pourquoi continué-je de tomber ? cogita sombrement Hannah. La cabine ralentit subitement, sans pour autant s'immobiliser. Les quelques secondes de chute libre devaient l'avoir conduit à mi-chemin du terminus. Elle disposait d'une maigre marge de manœuvre avant d'atteindre le six-centième étage, la limite des ascenseurs 0.12 g d'Hélios.

Dans l'obscurité de son esprit, Hannah cherchait un moyen de se libérer de sa cellule, scrutant chaque recoin, analysant minutieusement les hologrammes embarqués à la recherche d'un système d'arrêt d'urgence. Cependant, la complexité du réseau de transport vertical suggérait qu'une telle fonctionnalité ne pouvait être qu'un leurre, presque une insulte pour les ingénieurs qui l'avaient créé. Un étrange état l'assaillit à nouveau, semblable à celui qui l'avait subjuguée devant la créature mystérieuse d'AdCorp. Son cœur battait avec force dans sa poitrine, alors que ses oreilles bourdonnaient de manière inquiétante. Pour la seconde fois de sa vie, Hannah connut la peur de mourir.

Cramponnée à son strapontin dans l'impuissance la plus totale, elle se résigna à attendre son funeste destin. Une certaine quiétude se lisait sur son visage. Elle fixait la paroi floue qui défilait trop vite pour qu'on puisse distinguer ses détails. Ces dernières heures avaient été tellement surréalistes, qu'une part de son esprit refusa de croire à cette folie.

Une première secousse ébranla la cabine. Puis une deuxième qui sortit Hannah de son état second. Elle serra l'assise du strapontin de plus belle. Un grondement retentit, suivi d'un fracas si assourdissant qu'elle eut l'impression qu'une force phénoménale essayait de tordre l'ensemble du tunnel. Sa pensée finale fut pour Rick et Becky, quand vint le néant.

La docteure Freeman ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans le boyau étroit d'une grotte de cristal, rappelant les galeries souterraines des mines d'astéroïdes. Les parois scintillantes reflétaient une lueur vert olive apaisante à travers des centaines de petites écailles hexagonales. Par quel prodige s'était-elle retrouvée là ?

Hannah se releva doucement et s'engagea du côté le plus lumineux du conduit. Un peu plus loin, la voie s'élargissait en débouchant sur de nouvelles galeries. Un monticule artificiel fait d'empilement de briques translucides attira son attention. Elle s'en approcha prudemment. Il s'agissait d'un puits. Celui-ci formait un cylindre parfait et semblait s'enfoncer dans les profondeurs de l'étrange planète. Les cristaux en contrebas diffusaient un écran lumineux d'un blanc éclatant à peine soutenable, l'empêchant d'observer le fond. Elle contourna finalement l'obstacle, bizarrerie parmi tant d'autres. Soudain, une fontaine de lumière jaillit de l'orifice, la stoppant dans son élan. Intriguée par les éclaboussures éthérées qui paraissaient faire réagir la roche, elle s'accroupit et effleura le geyser du bout des ongles. Le contact avec le fluide éveillait des sensations inouïes. Il n'était ni chaud ni froid. Alors qu'elle s'émerveillait des particularités de la matière fantastique, le flux dévia de sa trajectoire, enserrant peu à peu son poignet. Ce phénomène désagréable la contraignit à se retirer. Quelle fut sa surprise lorsqu'elle se sentit décoller du sol !

Le puits aspira ses propres rejets, tel un chalutier remorquant son filet. Hannah passa par-dessus bord. Son épaule se déboîta dans un craquement atroce. Toujours suspendue par son membre endolori, l'onde l'entraînait dans les profondeurs de la grotte.

Le corps d'Hannah remuait dans tous les sens, à la manière d'un hochet agité par un enfant hyperactif. Les serres fantomatiques changèrent subitement de vitesse et son visage percuta la roche luminescente de plein fouet. Elle poussa un hurlement en sentant son os infraorbitaire s'écraser contre la matière vitreuse.

L'onde décéléra jusqu'à atteindre une vitesse constante, mettant fin au calvaire de la docteure à bout de force. Hannah s'efforça de maintenir les yeux ouverts malgré la vive brûlure qui partait de son nez et irradiait ses orbites. Comme si la situation n'était pas assez désespérée, elle constata avec stupeur que le puits débouchait dans le vide, un peu en contrebas. Ses liens invisibles se rompirent. Contrairement à toute logique, l'Ulne glissait doucement dans une salle aux proportions démesurées. Le plafond s'étendait à perte de vue, dans toutes les directions, et l'horizon se confondait avec l'obscurité éternelle. L'absence de terre ferme donnait le vertige. Freeman ne tombait pas à proprement parler : un cocon la transportait dans le cœur de l'extraordinaire planète.

La sortie du puits ne formait plus qu'un minuscule point lumineux parmi tant d'autres. Cela offrait un spectacle à la fois merveilleux et déroutant. Le simulacre de voûte céleste étincelait à présent de mille feux dans l'obscurité la plus totale.

Hannah fut subitement parcourue d'un frisson. Une étrange aura emplissait l'atmosphère en apparence tranquille des lieux. Elle eut l'impression que l'aura prenait sa source dans les profondeurs, bien qu'aucun de ses sens d'humaine n'eût été adapté pour receler quoi que ce soit dans ce monde. Son intuition se confirma quand elle aperçut une masse floue se profiler dans les ténèbres.

Hannah continuait de descendre.

La chose se fit plus nette. Au milieu du néant lévitait une sphère gigantesque. Elle diffusait une lueur orangée qui tranchait avec celle de la grotte. À sa surface, vibrait avec légèreté une toile diaphane, tel le reflet de l'eau sur le plafond d'une piscine rétroéclairée. Parfois, le globe s'éteignait, disparaissait complètement aux yeux d'Hannah, pour étinceler de plus belle un instant plus tard, comme revigoré par une salve d'énergie. Quel rôle pouvait bien jouer cette étrange construction ? Qui en était l'architecte ? Autant de questions qui resteraient sûrement sans réponse. Cependant, la docteure Freeman ne se laissa pas abattre. Elle tenta une approche directe en prenant son air le plus solennel :

— Bonjour, je suis la docteure Hannah Freeman, membre du croiseur interstellaire H-1.C2695, plus communément appelé Hélios, en partance de la planète Terre. Un accident s'est produit à la surface de ma station, et il se trouve que j'ai été... transportée ici. Avez-vous un quelconque rapport avec ces évènements ? Est-ce vous qui m'avez fait venir en ces lieux ?

Ses paroles résonnèrent dans l'immense cavité. Une minute fut nécessaire pour que les derniers échos s'estompent dans un brouhaha incompréhensible. La réponse ne se fit pas attendre. Le silence à peine revenu, une voix s'éleva de la sphère sous le regard ébahi d'Hannah. Il s'agissait d'un langage complexe, avec une structure absconse de mots, lesquels s'écoulaient à un débit constant, relativement lent. Le timbre alternait entre un grave caverneux évoquant le ronflement d'une bête massive, et des chuchotements plus aigus, se terminant parfois en courts sifflements stridents. Parmi les nombreuses phrases incompréhensibles qu'avait prononcées l'être des profondeurs, la docteure identifia un ensemble de mots récurrents qu'elle imprima dans sa mémoire :

« Tsu'h algath nas filhi ».

À la fin du monologue, le voile qui l'enveloppait et l'empêchait de venir s'écraser sur le globe parlant se dissipa. Elle accéléra inexorablement sous l'effet de la gravitation. Bientôt, elle fusionnerait avec le corps étranger.

Le cycle d'Hélios : I. Routine Epsilon [Autoédité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant